Quand la fantasy traverse l’Atlantique
Apparue aux Etats-Unis à travers les pulp magazines, la fantasy a su conquérir un public de passionnés qui s’est rapidement approprié le genre, pour le faire vivre et lui offrir une envergure désormais mondiale.
Née en Angleterre, la fantasy s’est développée chez de grands artistes et d’honorables universitaires comme une expression littéraire et artistique légitime et même noble. Pourtant la fantasy contemporaine, qui repose sur l’action, l’évasion, le suspense et l’identification, appartient aux genres populaires et aux médias de masse. Cette spécificité provient particulièrement des Etats-Unis et d’une tradition de la pulp fiction, où la fantasy apparaît dès les années 1930, soit en même temps qu’elle se développait en Angleterre. C’est dans ce contexte que le genre prend véritablement son essor à partir de la fin des années 1960 et dans les années 1970.
Le rôle clé des pulps
Les pulps sont des magazines américains très bon marché aux couvertures colorées qui doivent leur nom à leur papier de mauvaise qualité, fait à base de résidus de "pulpe" de bois (et contrairement au “papier glacé” utilisé pour les magasines plus “chics”). Apparus à la toute fin du XIXe siècle, ils vont être jusqu’à la Seconde Guerre mondiale le principal support d’expression des genres populaires, sous forme de feuilletons d’aventure aux personnages récurrents. C’est dans ce type de publication que naît véritablement la science-fiction, qui y trouve son nom et ses caractéristiques.
La fantasy, genre plus poreux, y est encore toute proche des aventures exotiques ou des autres genres de l’imaginaire. Le pulp Weird Tales annonce ainsi par son titre des histoires "étranges", "troublantes", qui relèvent davantage du fantastique ou de l’horreur, et dont le grand maître reste Howard Phillips Lovecraft. C’est aussi dans ses pages que Robert E. Howard publie ses nouvelles, que Catherine Lucille Moore, l’une des première écrivaine de fantasy américaine, fait connaître son héroïne Jirel de Joiry, et que son époux Henry Kuttner crée le personnage d’Elak d’Atlantis.
À partir de 1939 apparaissent les premières nouvelles de Fritz Leiber consacrées aux aventures de Fafhrd et le Souricier Gris dans le pulp Unknown. C’est le début du vaste Cycle des épées (1970-1988), dans lequel Leiber impose quelques-uns des codes les plus importants du genre, à savoir des personnages typiques (le duo du guerrier barbare du nord, armé d’une épée, et du petit voleur malin et apprenti sorcier), aux prises avec des dieux capricieux et des magies maléfiques, dans un décor urbain qui est aussi leur port d’attache, à savoir les bas-fonds de Lankhmar.
Avec Conan, qui apparaît sous la plume de Robert E. Howard en 1932, et les autres héros et héroïnes des pulps qui s’en inspirent, une lignée de fantasy américaine se dessine face aux grands textes anglais de la même période. Ainsi les productions américaines sont-elles plus libres dans leurs références historiques, moralement plus ambiguës, plus tournées vers l’action, associées à des visuels attractifs et centrées sur des figures individuelles de héros. Ces derniers se battent, armés de leur volonté et de la force de leurs épées, dans des environnements souvent sombres et violents, contre des forces surnaturelles généralement négatives.
C'est souvent ainsi qu'on définit le sous-genre d’heroic fantasy (fantasy "héroïque") ou encore sword and sorcery (épée et sorcellerie). Cette dernière formule est issue d’un échange entre Fritz Leiber et Michael Moorcok : l'auteur anglais, avec son personnage d’Elric, un empereur albinos maudit dont l’épée boit les âmes, propose sa propre vision de ce modèle à partir de 1961, dans le magazine Science Fantasy.
Un public de fans
La popularité de la fantasy aux Etats-Unis tient aussi au fait qu’une communauté de passionnés s’est très tôt appropriée le genre, n’hésitant pas à le faire vivre et à profondément influencer son histoire. Ces groupes forment ce qu’on appelle le "fandom" des genres de l’imaginaire, et ils se caractérisent par leur activisme et leur très grande proximité avec le monde professionnel.
Dès 1930 on retrouve la trace du fanzine The Comet, ainsi que de réunions annuelles, appelées conventions, dans la seconde moitié des années 1930. Donald A. Wolheim, éditeur chez Ace Books puis fondateur de DAW Books, maison d’édition spécialisée dans la science-fiction et la fantasy, crée dès 1937 la "Fantasy Amateur Press Association". Comme pour l’heroic fantasy, une deuxième phase de développement se produit dans les années 1960-1970 et s’avère décisive car elle annonce de près la situation contemporaine. Quelques personnalités, auteurs assez secondaires mais éditeurs et anthologistes très actifs, animent alors la communauté.
S’imposent ainsi les figures de Lyon Sprague de Camp et de Lin Carter, aujourd’hui critiqués à juste titre pour la façon dont ils se sont emparés des travaux d’auteurs disparus, mais qui ont cependant, mêlant à cet opportunisme un véritable enthousiasme, écrit des essais, dirigé des recueils, édité ou réédité des textes importants. C’est par exemple le cas pour Lin Carter, à la tête de la collection Ballantine Adult Fantasy à partir de 1969.
On voit aussi apparaître les premières initiatives de créations collectives ou "univers partagés", et de fan fictions, ces créations "dérivées" reprenant et développant tel ou tel personnage ou monde préexistant. C’est par exemple le cas autour des œuvres des grandes romancières de science fantasy, souvent féministes, comme Anne McCaffrey et ses "Dragons de Pern" (Le cycle de Pern, 1967-2001), en communication télépathique avec l’humain qu’ils ont élu, ou Marion Zimmer Bradley pour son cycle de Ténébreuse (1962-1999). Bradley, autrice proche des fans, figure ainsi parmi les premiers membres de la "Society for Creative Anachronism" (c’est même elle qui baptise ainsi le groupe), organisation vouée aux "reconstitutions" historico-fictionnelles fondée en 1966, et qui aujourd’hui fédère des dizaines de milliers de membres.
Le boom de 1965
L’année 1965-1966 marque l’explosion de la fantasy aux États-Unis. Se suivent en effet deux énormes succès en édition de poche : la sortie du Seigneur des Anneaux de Tolkien en format poche chez Ballantine, et celle des Conan le Barbare de Robert E. Howard, "prolongés" par Sprague de Camp, qui en avait obtenu les droits, et publiés par Lancer Books. Les illustrations de Frank Frazetta participent au succès de cette édition, connue comme "The Lancer Conan series".
La diversité de la fantasy apparaît alors pleinement. D’un côté le grand public découvre un Conan quelque peu caricaturé par le traitement que lui font subir ses "éditeurs", et dont le sous-genre qu’il fait naître sera parfois soupçonné de relents fascistes. C’est la position de l’auteur Norman Spinrad qui dans Rêve de fer (1972) imagine Hitler, devenu auteur de fantasy dans une histoire parallèle, et écrivant les aventures d’un surhomme élu pour purifier le monde des races maléfiques et corrompues. De l’autre, l’univers épique et noble de Tolkien, adopté par les mouvements hippies, écologistes et pacifistes, qui y lisent un eden new age dans la verdoyante Comté des Hobbits et leur herbe à pipe, en lutte contre un empire du mal belliciste et industrialisé. "Frodo est vivant" ou "Gandalf président" deviennent alors des slogans du summer of love, célébrant l’imagination au pouvoir.
On peut estimer pour ces deux auteurs qu’il s’agit de malentendus quant à leur message, ou du moins d’interprétations partielles coexistant avec d’autres lectures possibles, très différentes. Tolkien, en tête des ventes, se voit paradoxalement assimilé à une "pop culture" dont témoigne aussi le projet d’adaptation du Seigneur des Anneaux par les Beatles. Le livre donne lieu dès 1969 à une fameuse parodie, Bored of the Rings (Henry Beard et Douglas Kenney), ou Lord of the Ringards dans sa traduction française. Mais c’est aussi à la faveur de ces deux grands succès que Lin Carter peut lancer sa collection chez Ballantine et que DAW Books peut également se positionner sur ce marché d’une fantasy populaire.
C’est à la même époque que les premiers jeux de rôle apparaissent, et que l’illustration de fantasy se développe pleinement. Le genre a désormais sa place dans une culture populaire américaine bientôt globalisée. De grands auteurs prennent le relais, comme Ursula K. Le Guin qui débute en 1964 son cycle de Terremer, ou Roger Zelazny qui publie à partir de 1970 la première série du cycle des Princes d’Ambre : cinq volumes consacrés au prince Corwin, narrateur qu’on découvre d’abord amnésique dans notre monde avant de parvenir à ses côtés jusqu’au monde d’Ambre, aux échos arthuriens, dont toutes les autres réalités ne sont que des Ombres.
Dernier jalon, l’année 1977 est marquée par la publication très attendue du Silmarillion de Tolkien, mais aussi, avec L’Epée de Shannara de Terry Brooks, de la première série directement démarquée du Seigneur des Anneaux, dont le grand succès populaire a permis l’expansion éditoriale du genre. Personnages, intrigue d’ensemble et détails du scénario sont repris chez Tolkien mais adaptés dans un futur post-apocalyptique revenu au Moyen Âge et à la magie.