Des jeux de rôle pour rendre la fantasy réelle
Les lecteurs de fantasy ne se contentent pas de lire, et deviennent souvent les acteurs du récit, prenant la place des héros, choisissant d'endosser les habits de tel ou tel peuple, et d'évoluer à plusieurs dans les univers de fiction.
Le "Jeu de rôle" (JdR) ou "Role Playing Game" (RPG) désigne toutes les pratiques ludiques où le participant se met à la place d’un personnage, adopte son point de vue et ses compétences, fait siennes ses motivations, le temps d’une interaction et d’une aventure.
Sur table ou en grandeur nature
Certaines de ces réappropriations ludiques d’univers merveilleux sont des jeux vidéo et/ou en ligne (comme les jeux de rôles textuels qui se rapprochent de fanfictions collectives), mais leur ancêtre commun est le JdR "papier" ou "sur table". Ce dernier réunit une équipe de joueurs autour d’un meneur de jeu, pour vivre ensemble – à la fois raconter et jouer – un scénario se déroulant dans un univers précis, où chacun incarne un personnage doté de caractéristiques qui déterminent ses possibilités d’action. À partir des objectifs donnés et des situations qui se présentent, il faut réagir (quelle décision prendre, quel chemin emprunter) et simuler (les conséquences des actions, et en particulier les combats, se jouent aux dés selon des règles complexes). Les parties les plus longues, aux scénarios découpés en épisodes, et qui peuvent se jouer sur des mois, voire des années, sont appelées "campagnes", selon un lexique militaire.
En effet, l’origine de ces jeux, profondément liés au genre fantasy, remonte aux wargames, simulations de bataille historiques ou alternatives, miniaturisées sur de vastes plateaux. Marqués par la lecture fondatrice du Seigneur des Anneaux de Tolkien et souhaitant prolonger l’expérience d’immersion fictionnelle dans un univers magique, certains amateurs font le choix décisif, au milieu des années 1960, de ne plus jouer une armée, mais un seul personnage pour individualiser les enjeux. Simultanément, l’objectif de reconstitution se décale vers un monde imaginaire, qui devra être très précisément décrit, dans de copieux manuels illustrés présentant les créatures, les villes, les armes, etc.
Enfin, les JdR "Grandeur Nature" ou GN (en anglais Larp pour "Live Action Role Playing") constituent un autre versant de la pratique rôliste, qui naît dans les années 1980 et se développe surtout dans les années 1990. Cette fois, les participants incarnent physiquement leur personnage, en costume, le temps d’un week-end de simulation réservé aux joueurs, en décors extérieurs – il va s’agir par exemple de préparer puis de mener un assaut. Les plus grands rassemblements annuels, comme The Gathering en Angleterre, concernent plusieurs milliers de personnes, mais en général ces jeux opèrent à plus petite échelle.
Un univers medfan
Même s’il existe de nombreux JdR dans d’autres genres (en particulier du côté du fantastique avec L’Appel de Cthulhu ou Vampire, la mascarade), ceux prenant place dans des univers de fantasy dits "medfan" (medieval fantastic), souvent très syncrétiques, s’imposent de façon massive. Donjons et Dragons (Gary Gygax et Steve Arneson, TSR) demeure ainsi le mieux connu, avec une première édition dès 1974, des développements décisifs datant de 1977 et 1978, et un succès massif jusqu’à nos jours – D&D, dont la licence a été rachetée en 1997 par Wizard of the Coast, l’éditeur du fameux jeu de cartes Magic, en est à sa 5ème édition en 2014 et a suscité le développement de nombreux "univers associés", comme "les Royaumes oubliés", et une importante production multimédiatique dérivée.
Le monde de Glorantha a été élaboré dès le milieu des années 1960 par Greg Stafford, créateur des éditions Chaosium, pour donner lieu à des jeux de société et au jeu de rôle RuneQuest, mis au point avec Steve Perrin, à partir de 1978. D’autres jeux plus récents, comme Hero Wars puis HeroQuest (2000 et 2003) y prennent également place. Quant à Warhammer, créé par les britanniques Steve Jackson et Ian Livingstone (également pionniers de "livres dont vous êtes le héros"), c’est au départ un jeu de figurines, un wargame, au sein de la société Games Workshop (Warhammer Fantasy Battle), puis un jeu de rôle à partir de 1986 (Warhammer Fantasy Roleplay).
On peut encore citer les adaptations d’œuvres romanesques qui forment tout un pan du secteur, qu’il s’agisse de Stormbringer (1981) puis Elric ! (1993) à partir des romans de Michael Moorcock, des JdR directement inspirés de Tolkien (Le Jeu de rôle des Terres du Milieu, en 1984), ou des différentes gammes proposées autour de Conan à partir de 1985.
De nombreux facteurs expliquent cette convergence entre le média ludique et le genre fantasy :
- le modèle narratif de la quête initiatique est facile à dupliquer en épisodes successifs organisant la progression des joueurs ;
- l’univers fictionnel occupe une place de premier plan, et ce monde ouvert, se prêtant à l’exploration comme à la description, semble toujours pouvoir être complété ;
- des repères culturels (l’époque médiévale, la tradition du merveilleux…) offrent des lieux, des objets, des créatures, à la fois familiers et malléables, de quoi "peupler" et "meubler" cet espace imaginaire ;
- la distribution de qualités ou "pouvoirs" identifiant les PJ (personnages-joueurs) et permettant de les répartir en "classes" typées assure une simplicité nécessaire à la bonne "jouabilité", tandis que la prise en compte des questions morales va de son côté permettre l’évolution et la sophistication des univers rôlistes – des règles vont permettre d’établir ce qu’il en coûte, mais aussi ce que peut rapporter, de choisir par exemple le camp du Mal ou celui du Chaos.
La fantasy medfan fournit ainsi un imaginaire "sur mesure" suffisamment familier et partagé pour permettre d’économiser des mises en place fastidieuses et ce même côté "pratique" l’impose dans une écrasante majorité des JdR "Grandeur Nature". Des ressemblances factuelles permettent d’en rapprocher les reconstitutions festives, les "fêtes médiévales" qui, tirant parti d’un riche patrimoine matériel, se sont multipliées en France depuis leur apparition sous cette forme à la fin des années 1970. Il faut bien les distinguer de ce qu’on appelle "reconstitution historique" ou "histoire vivante", où l’exigence d’authenticité dans les protocoles de réplication est traitée avec le plus grand sérieux. En effet, dans les manifestations grand public, les spectacles proposés et plus encore les participants à tel ou tel défilé costumé mêlent très librement ce qui relève plutôt de l’Histoire médiévale (le chevalier, la dame, le paysan) ou plutôt de la fantasy (l’elfe, l’orque, la magicienne new age), sans que les deux soient toujours bien distincts. On fait d’ailleurs de plus en plus souvent appel à la fantasy pour attirer les spectateurs vers des sites historiques…
Une synergie médiatique
Les JdR sur table ou en grandeur nature sont des loisirs plutôt confidentiels, mais on ne saurait surestimer leur influence sur la culture populaire, que ce soit au niveau des pratiques (jeu d’aventures, déguisements) ou des sociabilités (guildes, communautés). Si la fantasy occupe une telle place dans notre horizon actuel, c’est en raison de synergies médiatiques "cosmogoniques", parce que l’idée de "monde" s’est imposée comme point de rencontre au croisement entre narration et expérimentation ludique.
Le jeu de rôles a eu une influence majeure dans cette évolution, au cœur de circulations très fertiles avec les autres médias de la fantasy. Les "Livres dont vous êtes le héros" proposant des parcours à choix multiples, ont également été très importants (ceux de la série "Défis Fantastiques" en particulier), pour la diffusion de l’imaginaire du genre auprès d’un public plus large et plus jeune, qui lui a assuré une assise solide à partir des années 1980.
Du scénario de jeu de rôle à l’écriture de roman, le parcours est courant, emprunté par des générations successives d’auteurs-créateurs de mondes dès la fin des années 1970 aux États-Unis, à commencer par Raymond Feist dont le très long cycle de Krondor, commencé en 1982, faisait suite à de nombreuses campagnes de JdR dans le monde de Midkemia. En France, le lien est particulièrement frappant car les milieux de l’édition de jeux et de livres de fantasy, qui se sont développés tardivement, ont évolué en symbiose. Parmi les meilleurs romanciers français actuels en fantasy, Mathieu Gaborit est particulièrement concerné par l’intrication des deux activités, Pierre Pevel ou Jean-Philippe Jaworski ont commencé comme auteurs de jeux de rôle…
Les liens du JdR avec les supports audiovisuels de fantasy sont également flagrants, qu’il s’agisse d’adaptations croisées ou, de façon plus diffuse, d’une ambition commune qui ressort du GN et des making of des films de Peter Jackson ou de la série Game of Thrones : il s’agit chaque fois de (re)constituer une culture matérielle (armes, tissus, bijoux…) comme venue d’autres mondes et permettant d’en rêver l’existence concrète.