Musique et fantasy, un accord parfait
Au cinéma ou dans les romans, la musique accompagne partout la fantasy. De leur côté, nombreux sont les compositeurs qui s’imprègnent du genre, de la musique de films au rock, en passant par le rap et le metal.
La ballade, genre lyrique et musical médiéval, revient à la mode au début du XIXe siècle lors de l’invention du médiévalisme, avec des poèmes comme La Belle Dame sans Merci de John Keats (1819). Le terme évoque à la fois des chansons pour enfants et des compositions populaires, qui remontent à un passé mal identifié mais toujours perçu comme ancien, et que les auteurs et érudits romantiques se plairont à compiler. C’est le cas de Walter Scott (Minstrelsy of the Scottish Border, 1802), qui nous renvoie à l’archétype du ménestrel errant, pendant que le « style troubadour » se diffuse dans la peinture au XIXe siècle en France. On retrouve aussi la ballade dans le substantif « baladin », voyageur que le lecteur accompagne vers un univers lointain, imaginaire et merveilleux. Aussi n’est-il pas étonnant que la fantasy, héritière du médiévalisme anglais, se constitue comme un genre imprégné de musique.
La musique chez Tolkien
J.R.R. Tolkien parsème le voyage de ses personnages de chants, évoquant à la fois un temps archaïque - celui des elfes dans « The Fall of Gil-galad » (La Fraternité de l’Anneau, 1954) -, mais aussi la longue marche de ses héros vers l’inconnu (« The Road Goes Ever On », dans Le Hobbit). Tolkien explique par la suite que son monde imaginaire a été créé par un chant, une musique merveilleuse prononcée par des êtres divins, les Ainur. Leurs voix, peut-on lire dans Le Silmarillon (1977) « tels des harpes, des luths, des flûtes et des trompettes, des violes et des orgues, tels des chœurs aux voix innombrables, commencèrent à tisser le thème d’Ilúvatar dans une harmonie grandiose ». L’image renvoie ici à un orchestre symphonique classique capable de transmettre une dimension épique à une composition.
Les chansons écrites par Tolkien, tout comme les cartes et les illustrations qu’il a réalisées, donnent à l’univers imaginaire de la Terre du Milieu une épaisseur qui permet aux lecteurs de s’y immerger. Elles sont rapidement mises en musique, dès 1967, du vivant même de l’auteur, dans un 33 tours intitulé Poems and Songs of Middle Earth, et où l’on entend non seulement Tolkien déclamer certains de ses vers, mais aussi des interprétations de ses chants par un chanteur d’opéra, William Elvin. Ce disque constitue un des premiers exemples de création multimédiatique de la fantasy, où pour répondre à la demande d’un public de fans curieux, on ajoute à un monde imaginaire littéraire des éléments sonores et visuels (les illustrations, notamment à travers les calendriers), processus qui aboutit naturellement à la mise en scène de versions cinématographiques ou télévisuelles.
Rock progressif et contre culture
Genre lui-même empli de références à la musique, la fantasy va rapidement influencer des compositeurs, en particulier ceux de la génération contestataire des années 1960, qui voient dans les œuvres de Tolkien, et plus largement dans le médiévalisme magique, un instrument pour critiquer le monde industriel et militaire contemporain. Leonard Nimoy, vedette de la série télévisée Star Trek, interprète ainsi en 1967 « The Ballad of Bilbo Baggins ». En Angleterre, c’est d’abord chez les musiciens « folk », genre qui tend à reproduire les sonorités populaires anciennes, que l’on constate l’influence de Tolkien. À partir de 1968, l’un des membres du groupe Tyrannosaurus Rex s’affiche sous le nom de scène Steve Peregrin Took, faisant écho à l’un des quatre hobbits du Seigneur des Anneaux. En 1970, il fonde son propre groupe, Shagrat, appellation qui renvoie cette fois à un orque de la trilogie de Tolkien.
Mais ce sont surtout les musiciens de rock progressif qui vont le plus tirer leur inspiration de la fantasy. Ce genre se construit en effet comme un voyage psychédélique loin de la réalité contemporaine, un « trip » souvent provoqué par la prise de drogues hallucinogènes. Il est donc constitué de longs morceaux évoquant des mondes imaginaires. Le titre de The Piper at the Gates of Dawn (1967), premier album de Pink Floyd, groupe phare du rock progressif, est une référence directe au roman de fantasy jeunesse Le Vent dans les saules (1908) de Kenneth Grahame. Les personnages du récit, des animaux anthropomorphiques, y voient apparaître à l’aube, le dieu Pan en train de jouer un morceau sur sa flûte. Cette scène, l’une des préférées de Sid Barrett, chanteur de Pink Floyd et proche ami de Steve Peregrin Took, résume à elle seule le projet psychédélique. La musique va ici de pair avec le retour à un temps enfantin, à une (re)naissance (l’aube) dans un rêve champêtre, animalier et magique, loin du monde moderne. « The Gnome », l’un des morceaux de The Piper at the Gates of Dawn, évoque ainsi un petit peuple vivant dans un pays de Cocagne, tels les Hobbits dans le Comté de Tolkien.
The Gnome
Album : The Piper At The Gates Of Dawn Disque 33 tours 30 cm
BnF, département de l’Audiovisuel, BSU/67-998 © Columbia, 1967
Le succès du thème merveilleux dans le rock progressif inspirera par la suite les compositeurs et musiciens de metal, qui à l’image des auteurs de fantasy, plongent leur public dans un monde imaginaire médiéval.
Musique épique et symphonique
En parallèle, la fantasy produit rapidement des morceaux originaux, notamment pour les longs-métrages et les jeux vidéo qui lui sont associés. Une grande partie de ces œuvres se place en droite ligne des compositions pour opéras, notamment ceux de Richard Wagner qui restent encore aujourd’hui une référence, ou pour orchestres symphoniques, comme la bande originale du film Conan le barbare (1982) de Basil Poledouris. Ces morceaux deviennent populaires au point qu’ils sont adaptés pour être joués dans des salles de concert, comme c’est le cas par exemple avec la bande originale de Star Wars (composé par John Williams) ou celle de la trilogie du Seigneur des Anneaux (écrite, elle, par Howard Shore). L’un des exemples les plus remarquables reste sans conteste la musique de Koji Kondo faite pour le jeu vidéo The Legend of Zelda (1986). Produite à l’époque par des synthétiseurs pour fonctionner sur les premières consoles, elle a été réécrite pour un orchestre classique, et a fait l’objet de plusieurs tournées dans le monde à l’occasion des 25 ans du jeu. Ce phénomène montre à la fois la fascination d’un public de fans devenus adultes pour les ballades aventureuses et imaginaires de leur enfance, mais aussi l’acceptation de plus en plus importante du merveilleux dans la société. Désormais, ces productions sont jouées dans le cadre de salles symphoniques particulièrement associées à une culture légitime, bourgeoise et savante.
Le succès de la fantasy au début du XXIe siècle continue d’influencer des artistes dans des genres musicaux populaires, notamment dans ceux qui jusque là s’étaient peu inspirés du merveilleux médiéval. Cet imaginaire renvoyait à une thématique trop « européanocentrée », peu propice à susciter de l’intérêt dans les quartiers pauvres des grandes villes occidentales où vivent nombre de populations originaires du continent africain ou du Proche-Orient. Pourtant, à partir des années 1990, l’image du guerrier médiévaliste, notamment chinois, fascine certains rappeurs, comme les membres du Wu-Tang Clan avec leur album Enter the Wu-Tang (36 Chambers) sorti en 1993, ou comme le Français Shurik’N avec sa chanson « Samurai » (1998). Ces musiques finissent rapidement par s’imprégner de fantasy et des albums, comme L’École du micro d’argent (1997) du groupe français IAM, font directement référence au genre. Peu après la diffusion de la série Game of Thrones, cette fascination aboutit à la publication sur internet de deux mixtapes intitulées Catch The Throne (2014 et 2015), dans lesquelles apparaissent de grandes figures du rap américain : Common, Wale, Snoop Dogg, et Method Man (membre du Wu-Tang Clan).
King Slayer
Rap et ascenseur social
Avec le hip-hop, ce n’est pas tant le voyage merveilleux qui est évoqué, mais le caractère épique des combats sanglants de Game of Thrones, et la possibilité de s’imaginer dans un monde fictif, arrivé en haut de l’échelle sociale au prix de nombreux dangers. Ces récits influencent les rappeurs, y voyant un écho à leur propre parcours, depuis les quartiers pauvres des grandes villes américaines jusqu’à la fortune et à la gloire médiatique. On retrouve cette idée non seulement dans « King Slayer » de Wale (« Je suis un Lannister, scande-t-il, dominer mon quartier, c’est comme les Sept royaumes »), mais aussi dans « Parti de rien », chanson composée par Sofiane, le rappeur venu de Stains en Seine-Saint-Denis. Accompagnant la sortie française du film Le Roi Arthur : La Légende d’Excalibur (2017) de Guy Ritchie (version du mythe de Camelot fortement marquée par la fantasy), la chanson débute ainsi : « Soulève la rue, comme on soulève le Graal ».
Parti de rien
Album : Bandit Saleté
1 disque compact + 1 brochure
BnF, département de l’Audiovisuel, SDC 12-326365
© Universal music, 2017
Des rappeuses reprennent cette idée à leur compte, en y ajoutant une dimension genrée. Snow Tha Product, dans Catch the Throne, se compare ainsi à Daenerys Targaryen, reine devant s’imposer dans un monde masculin. La musique fait ici écho à la féminisation désormais importante du genre, qui met en avant de plus en plus d’héroïnes et d’autrices.