Du conte à la fantasy, anatomie d’une filiation
On ne compte plus aujourd’hui les influences que le conte merveilleux a apporté à la fantasy. Pourtant, si les deux genres peuvent être reliés, de grandes différences les séparent.
Si le conte appartient au folklore, terme emprunté à l'anglais qui désigne l’ensemble des récits (lore) du peuple (folk), chacun peut constater combien il demeure aujourd'hui omniprésent dans l'environnement culturel des jeunes générations.
On s’accorde pour reconnaître dans le conte une forme de récit oral très ancienne. Reste que l’apparition du conte merveilleux est littéraire, donc éloignée des origines populaires qu’on lui imagine. Charles Perrault s’en empare parmi les premiers, avec ses Contes de ma Mère l’Oye (1697), mais il les adresse à un public d’aristocrates, de (jeunes) adultes friands de divertissement. Ce n’est que dans le courant du XVIIIe siècle que les contes vont progressivement être associés de manière privilégiée aux enfants, et que leurs origines populaires et orales vont être étudiées. Ainsi les fameux frères Grimm, en Allemagne, font-ils paraître en 1812 leur première collecte des Contes de l’enfance et du foyer.
De l’importance du conte en fantasy
En Angleterre à la fin du XIXe siècle, les douze recueils d'Andrew Lang, Many Colored Fairy Books (1889-1910), s'imposent comme la référence des petits victoriens, dans une période marquée par la mythification de l’enfance elle-même. Elle est restée comme "l’âge d’or" de la littérature pour la jeunesse et des récits merveilleux anglais, avec les grandes œuvres de Lewis Carroll ou James Barrie, mais aussi des contes moraux, amusants comme les Histoires comme ça (Rudyard Kipling, 1902), ou terrifiants, comme "The New Mother" de Lucy Clifford (Anyhow Stories, 1882).
La Faërie comprend maintes autres choses que les elfes et les fées, ou les nains, les sorcières, les trolls, les géants et les dragons : elle englobe les mers, le soleil, la lune, le ciel ; et aussi la terre et tout ce qu'elle contient [...]
La fantasy naît alors, et ses premiers textes sont directement inspirés de cette forme du conte. L’importance de cette influence aux origines du genre est pourtant méconnue aujourd’hui, car J.R.R. Tolkien, auteur d’un grand texte théorique intitulé "Du conte de fées" ("On Fairy Stories", conférence de 1939 publiée en 1947), a souhaité prendre franchement ses distances avec la mièvrerie de ce qu’il qualifie d’"époque du sentiment-de-l’enfance".
Dans son essai, Tolkien défend une conception très noble de la Faërie, qui donne un aperçu, puissamment crédible, de ce que réalise selon lui l’Évangile, cette "joie" qui est "au-delà des portes du monde", qui nous fait porter un regard renouvelé, purifié, sur la réalité, et "console" de ses laideurs.
Une filiation évidente...
Le conte est un récit court et extrêmement normé. La célèbre formule "Il était une fois" nous installe dans une posture codée, qui éloigne d’emblée le monde réel et nous dispose à retrouver des étapes familières, celles du "schéma narratif" adapté des travaux de Vladimir Propp (Morphologie du conte, 1928), ou du "schéma actanciel" dans lequel les personnages sont réduits à une fonction simple : héros ou héroïne, en général jeune et/ou marqué par le manque (d’argent, d’amour), faisant face à des opposants (l’ogre, la marâtre), et accompagnés d’adjuvants (la fée, les animaux souvent)…
Au contraire, la fantasy est caractérisée par l’allongement et la diversification des structures et des formes, qui s’établissent parfois sur de longs romans en cycles ou séries, et son inventivité repose sur la construction de mondes foisonnants. Elle se saisit donc de la matière fortement stéréotypée du conte pour y broder des variations toujours différentes.
Il peut s’agir de jeux sur l’espace-temps : la chaumière intemporelle laisse la place aux grandes villes d’aujourd’hui, à l’image de Londres dans Neverwhere (Neil Gaiman, 1996). Une autre piste féconde consiste dans la revalorisation des traditionnels méchants et méchantes, dont le portrait s’approfondit, à rebours du manichéisme moral, pour entraîner une forme d’empathie chez le lecteur. La réhabilitation de la sorcière se lit par exemple dans la comédie musicale Wicked (Stephen Schwartz, 2003) ou dans le film Maléfique (Robert Stromberg, 2014) qui retrace la jeunesse de la belle-mère de la Belle au bois dormant.
...Des différences importantes
Du conte à la fantasy, on retrouve bien sûr des personnages et des motifs (des nains, des elfes, des monstres, des objets magiques), mais aussi des structures profondes et des archétypes, car la fantasy se veut le nouvel avatar des histoires éternelles et convoite dans les contes leur aura de "récits des origines". Ces derniers sont propices à l’affleurement de pulsions intimes ou de questionnements existentiels, donnant accès à des invariants non plus seulement narratifs mais anthropologiques et psychanalytiques, comme l’a mis en lumière Bruno Bettelheim dans son ouvrage Psychanalyse des contes de fées (1976).
On peut repérer dans la fantasy des traces diffuses de structures initiatiques, à travers les quêtes et autres épreuves, ou encore des illustrations du rôle compensatoire du récit dans le "roman familial" freudien, fantasmes de puissance "magique" qu’elle remet toujours en perspective. Ainsi Harry Potter (J.K. Rowling, 1997-2007), pauvre orphelin maltraité, évoquant des personnages tels que Cendrillon ou le Vilain petit canard, rejoint très vite le monde auquel il appartient, où il est fêté à l'égal d'un prince, riche, célèbre. Mais son parcours est très loin de s’arrêter là et cette piste euphorique du conte s’avère largement fausse. Harry illustre également en cela la trajectoire "initiatique" au sens faible dont on trouve le prototype dans l'intrigue des contes, et notamment le passage par une mort, symbolique, qui en forme une étape décisive.
Nouveaux enjeux pour nouveaux publics
Les œuvres de fantasy qui s’inspirent des contes depuis le tournant du XXe siècle ont pour particularité de s’adresser aux adolescents et "jeunes adultes" sans pour autant oublier leur lien à l’enfance. Parce qu’elle dure, la fantasy orchestre la confrontation du merveilleux contique avec le vieillissement, la modernité, la réalité. Même les versions "en images réelles" des grands classiques d’animation Disney ont cet effet. Ils abandonnent la forme qui plaît aux plus jeunes, et au passage ils "font grandir" les films, en introduisant par exemple un personnage gay dans le scénario de La Belle et la Bête en 2017.
De même, la principale tendance du sous-genre de la fairy tale fantasy consiste en des réinterprétations sombres, violentes et sensuelles des contes merveilleux, les destinant à un public averti. Le but est de dépouiller le récit de son aspect naïf pour faire ressurgir les archétypes puissants qu'il dissimule. Les recueils de contes contemporains édités par Terri Windling et Ellen Datlow – seul Blanche Neige, rouge Sang (1995) est traduit – sont emblématiques de cette veine très marquée par l’expression de voix féminines et féministes.
S'opposer à un "monde refuge"
La fantasy urbaine et la "dark fantasy" (fantasy sombre proche de l’horrifique) se sont appropriées les contes à travers tous les médias. Le comics Fables de Bill Willingham (depuis 2002) et les deux séries télévisées Once upon a time (Edward Kitsis et Adam Horowitz, 2011-2018) et Grimm (David Greenwalt et Jim Kouf, 2011-2017), ont exploré le même thème de la survie des personnages de conte parmi nous. Les films à succès visant les adolescents tels que Le chaperon rouge (Catherine Hardwicke, 2011), Blanche-neige et le chasseur (Rupert Sanders, 2012) ou Hansel et Gretel, chasseurs de sorcières (Tommy Wirkola, 2013) proposent quant à eux magie noire et combats sanglants.
D’autres auteurs et réalisateurs choisissent à l’inverse de mettre à distance les poncifs du conte avec un humour potache. Ainsi sur l’affiche du Blanche-Neige de Tarsem Singh (2012), les codes du conte sont repris mais parodiés avec des couleurs criardes. Autre exemple avec la série de films d’animation Shrek (Andrew Adamson, Christopher Miller et Mike Mitchell, à partir de 2001) qui joue sur un retournement complet des attentes, ou encore avec le film Enchanted (Kevin Lima, 2008), où les studios Disney s’amusent des clichés de deux genres souvent associés, conte de fées et comédie romantique.
Dernière option de réécriture enfin, la fantasy peut se servir du conte pour se confronter à la nostalgie de l’enfance perdue, comme dans Le Livre des choses perdues, de l'irlandais John Connolly (2006) et Reckless, série littéraire de l'allemande Cornelia Funke (depuis 2010). Tous deux présentent de jeunes héros devenus prisonniers de leur évasion, dans un monde de contes de fées cruel et dangereux.
Dans tous les cas, le lien qui unit le conte à l'enfance est bien ce qui le distingue des autres sources de la fantasy : le genre nous rappelle que les contes sont moins inoffensifs qu'ils n'en ont l'air, et le danger qu'ils symbolisent devient celui de la tentation d'un monde-refuge, d'une enfance éternelle.