Littérature médiévale et fantasy, une histoire merveilleuse
Bien que des siècles soient passés depuis la Chanson de Roland, les liens qui unissent la littérature médiévale et la fantasy n’ont pas disparu. Le merveilleux en particulier offre de belles passerelles entre les deux genres.
Si le merveilleux de la fantasy se définit par un caractère magique perçu comme foncièrement irréel dans notre société de rationalité scientifique, le merveilleux médiéval, lui, désigne des phénomènes sortant de l’ordinaire, mais le plus souvent associés à un ordre divin. Cette différence d’ampleur n'empêche pourtant pas l’existence d’un lien important entre le merveilleux des récits des temps féodaux et celui de la fantasy, ne serait-ce que parce que nombre des premiers auteurs du genre, tels que William Morris ou J.R.R. Tolkien, étaient des lecteurs assidus de littérature médiévale.
Le voyage, pierre angulaire du récit merveilleux
Dans les écrits du Moyen Âge, le merveilleux est avant tout associé au voyage, à l’image du chevalier partant de la cour vers une forêt remplie de mystères et de créatures, du marchand ou du pèlerin en route vers des territoires inconnus. L’orient lointain, notamment l’Inde puis la Chine, sont parmi les grandes pourvoyeuses de merveilles pour les artistes qui tracent des "mappae mundi", des cartes symboliques du monde, et qui les parsèment de créatures fabuleuses.
Les auteurs voyageurs ne sont pas en reste. Certains manuscrits médiévaux du Devisement du monde, ouvrage dicté à la fin du XIIIe siècle par l’explorateur Marco Polo, sont parfois connus sous le titre de Livre des Merveilles. Le texte commence même en ces termes : "Prenez donc ce livre et faites-le lire ; car vous y trouverez toutes les grandissimes merveilles et diversités de la Grande et Petite Arménie, de la Perse, de la Turquie, des Tartares et de l’Inde." L’Orient qui y est décrit est parfois peuplé d’êtres merveilleux, comme les cynocéphales, hommes à tête de chiens. Les enlumineurs des récits de Polo accentuent eux-mêmes l’étrangeté des paysages levantins en ajoutant des créatures que ne décrit pas le texte, comme les Blemmyes, peuple sans tête, ou les Sciapodes, tribu dont les membres n’ont qu’un seul pied et qui, dans la culture médiévale occidentale, constituent le propre même du merveilleux associé au Levant. À la suite du texte de Marco Polo, nombre de récits de voyage seront eux aussi souvent qualifiés de Livre des merveilles, tel celui de l’explorateur Jean de Mandeville (XIVe siècle), qui est parfois inclus dans le même manuscrit que celui de Marco Polo.
La fantasy se constitue d’ailleurs la plupart du temps comme un récit de voyage où l’on voit des héros partir d’un centre connu vers des marges lointaines et merveilleuses. L’exemple le plus célèbre est sans conteste Le Hobbit (1937), puis Le Seigneur des Anneaux (1954-1955) de J.R.R. Tolkien, dont les personnages principaux, les petits hobbits vivant dans une région rappelant la campagne occidentale du XIXe siècle, quittent leur terre natale pour mener à bien une quête, croisant en chemin embûches et monstres en tout genre. Le passage des Deux Tours (deuxième volume de l'œuvre) où Samsaget Gamgie aperçoit un oliphant est à ce titre révélateur :
"Sam vit une forme gigantesque foncer entre les arbres et débouler à toute vitesse le long de la pente. Grande comme une maison, plus grande encore elle était à ses yeux : une colline ambulante et vêtue de gris. La terreur et l’émerveillement lui conféraient peut-être une taille démesurée aux yeux d’un hobbit, mais le Mûmak du Harad était vraiment un animal de dimensions exceptionnelles, et son pareil n’existe plus de nos jours en Terre du Milieu."
Qui a dit que la taille ne comptait pas ?
Ici, le merveilleux est associé à l'hyperbole, à une telle démesure qu’elle en devient rare. Cette caractéristique se retrouve régulièrement dans des textes épiques médiévaux, où les armées sont composées de centaines de milliers de guerriers. "La bataille est merveilleuse et pesante, Roland y frappe bien, et Olivier ; et l’archevêque y rend plus de mille coups, et les douze pairs ne sont pas en reste, ni les Français, qui frappent tous ensemble. Par centaines et par milliers, les païens meurent.", écrit ainsi l’auteur de La Chanson de Roland (fin du XIe siècle).
Un tel processus d’accumulation de chiffres est aussi employé dans Le livre des merveilles de Marco Polo, quand il décrit les chasses de l’empereur chinois Kubliaï Khan. "Après une longue marche, le Grand Khan atteint Caccia Modim, où il trouve dressés dix mille beaux et riches pavillons. Ce sont les siens, ceux de ses fils, ceux de ses seigneurs et ceux de ses maîtresses. Voici le pavillon du Grand Khan. La tente où le seigneur tient sa cour est si vaste que mille personnes pourraient largement s’y rassembler."
Ainsi, la taille permet elle aussi de signifier la merveille. On ne compte plus dans les textes médiévaux les constructions titanesques, les bêtes immenses ou les géants qui, dans La Chanson de Roland, combattent du côté des sarrasins. La pensée analogique médiévale associe d’ailleurs grande taille et ancienneté, voire grand âge. Le corps attribué au roi Arthur découvert à l’abbaye de Glastonbury à la fin du XIIe est ainsi décrit par l’historien gallois Giraud de Barri, contemporain des événements : "Un tibia, dont un bout fut placé à terre à côté de celui de l’homme le plus grand qui se trouvait là […] le dépassa largement de trois doigts au-dessus du genou. Le crâne était prodigieusement vaste ; à tel point qu’entre les deux orbites on comptait largement un travers de main." La fantasy reprend à son tour ce procédé. Le Mur du monde du Trône de fer (George R.R. Martin, depuis 1996) est ainsi haut de sept cents pieds et a été bâti il y a près de huit millénaires.
Des merveilles pas si lointaines
Au Moyen Âge, le merveilleux n’est pas toujours lointain. Il peut être proche, mais reste réservé à des espaces particuliers, comme les îles et les forêts dans lesquelles s’aventurent les chevaliers arthuriens. Le merveilleux que l’on y rencontre ne marque pas par un dépaysement géographique, mais temporel, tant il semble incarner les survivances d’un passé pré-chrétien. Celui-ci n’est pas forcément associé au paganisme nordique. La Chronique du religieux de Saint-Denys, composée au début du XVe siècle raconte ainsi qu’en 1380 le roi de France Charles VI rencontre dans la forêt de Senlis un cerf affublé d’un collier gravé d’une inscription latine affirmant que l’objet lui avait été donné par Jules César. On assura alors au roi que cet animal vivait dans ce bois depuis cette époque lointaine. Ce motif est là encore courant dans la fantasy, où l’on ne compte plus les bois peuplés d’elfes millénaires. La Forêt des Mythagos, roman publié par Robert Holdstock en 1984, est lui aussi basé sur ce motif où le merveilleux sylvestre induit une forme de voyage dans le temps et la rencontre de créatures légendaires archaïques.
Ces divers exemples montrent donc qu’il est possible de tracer une certaine généalogie entre merveilleux médiéval et fantasy. Pourtant, l’un et l’autre n’ont pas la même fonction. Le premier est perçu comme faisant partie de l’ordre divin, lointain, certes, mais présent dans les marges des pages, des territoires et du royaume chrétiens. Le merveilleux de la fantasy, lui, est assimilé à une création imaginaire symbolisant une société pré-industrielle disparue. Ses représentations s’accompagnent alors d’une nostalgie associée à un monde naturel que les modernes auraient perdu. Les elfes de Tolkien sont ainsi destinés à prendre les derniers vaisseaux pour atteindre le territoire de Valinor, tandis qu’à l’ouest de Westeros, territoire du Trône de fer, "le merveilleux avait vécu, le jour où le Sort s’était appesanti sur Valyria et les Pays du Grand Été."