Le club des Inklings, renaissance de la fantasy anglaise
Apparu dans les années 1930 en Angleterre, ce club littéraire réunissant la crème des auteurs de fantasy, J. R.R. Tolkien et C.S Lewis en tête, a largement contribué au renouveau du genre, tout en modelant et influençant ses membres.
Si la fantasy est née à la fin du XIXe siècle en Angleterre, le genre, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est le fruit des travaux d’un groupe d’écrivains dont les plus fameux sont John Ronald Reuel Tolkien et Clive Staples Lewis. Apparu dans les années 1930 dans la ville d'Oxford, ce club a pour nom les Inklings.
Un club devenu légendaire
Ce nom, qui ne doit rien au hasard, tire son origine de l’expression anglaise "to have an inkling of something" ("avoir un léger soupçon"), et forme un jeu de mots, sur "ink" (encre) et "link" (lien), soit le nom idéal pour cette sorte de « club » d’écrivains, selon un mode de socialisation masculine fort apprécié des Anglais. Les Inklings prennent d’ailleurs le relais d’un premier club universitaire auquel appartenait Tolkien, appelé les Coalbiters, voué à l’étude de la langue et des récits nordiques médiévaux. Tout au long des années 30, jusqu’à la fin des années 40, et pour certains jusqu’à la mort de Lewis en 1965, les membres des Inklings se sont rencontrés de façon informelle, à peu près une fois par semaine, chez Lewis à Magdalen College ou à l’heure du déjeuner dans des pubs, dont le plus célèbre est le Eagle and Child. Ils s'y retrouvaient pour discuter, boire, fumer et plaisanter entre amis, mais aussi et surtout pour lire à haute voix et commenter, orienter, discuter leurs textes en cours de composition ; ce fut le cas du début du Seigneur des Anneaux, et de toutes les œuvres de Lewis.
Charles Williams et Owen Barfield, moins connus, complètent la liste des membres déterminants des Inklings, auquel ont également appartenu Warren Lewis, frère de C.S. Lewis, Hugo Dyson, universitaire spécialiste de Shakespeare, Christopher Tolkien, fils de J.R.R. Tolkien, ou encore Roger Lancelyn Green, auteur de mythologie pour enfants et ancien étudiant de C.S. Lewis.
Tolkien et Lewis
La relation d’influence puis de rivalité amicale entre Tolkien et Lewis s’est tissée dans ce contexte de l’Oxford de l’entre-deux-guerres. Elle est d’ailleurs au fondement de la "renaissance" de la fantasy. Si ce genre littéraire existait déjà avant l’œuvre de Tolkien, cette dernière a eu une telle influence par la suite qu’elle a étendu son ombre sur ce qui l’avait précédé. S’il n’a pas inventé la fantasy, Tolkien l’a bel et bien "réinventé", tant ses écrits font office de modèle pour l’ensemble du genre.
En France, on connaît sans doute plus mal C.S. Lewis, tardivement découvert par le biais de films adaptés de ses œuvres, mais il est très célèbre chez les anglophones, tant pour son rôle de porte-parole d’une foi chrétienne consolatrice que pour ses Chroniques de Narnia (1950-1956), qui figurent parmi les classiques de la littérature pour la jeunesse.
J.R.R Tolkien (1892-1973) et C.S Lewis (1898-1963) présentent des parcours communs qui les rapprochent. Orphelins de mère, ils appartiennent à la même génération marquée par la participation à la Première Guerre mondiale, et entament de façon parallèle leur carrière d’universitaires spécialisés dans le Moyen Âge. Si Lewis se tourne vers la littérature médiévale et de la Renaissance, Tolkien choisit d’étudier la philologie de l’anglo-saxon. En 1925, ils sont nommés dans les colleges d’Oxford.
Un conflit né de la religion
Le débat religieux et le projet de faire de leurs fictions un reflet du sacré vont les unir avant de les diviser. Détourné de son éducation protestante anglicane après son enfance, Lewis revient vers la foi au tournant des années 1930 à travers les discussions qu’il entretient au sein des Inkling. C’est notamment Tolkien le catholique, élevé dans cette foi marginale en Angleterre par sa mère trop tôt disparue, qui réconcilie Lewis avec la religion, rassemblant sa passion pour les mythes et son désir d’écriture romanesque dans une même communion avec l’écriture sainte.
Leur divergence religieuse s’accentue alors, Lewis se faisant le promoteur zélé de l’Eglise d’Angleterre. Le message chrétien de ses romans est très clair, trop aux yeux de Tolkien, qui refusait toute lecture allégorique, toute correspondance univoque entre son œuvre et l’Histoire ou l’Ecriture. Plus largement, Tolkien était un homme discret quand Lewis devenait un personnage public très populaire. Cette différence se voit d’ailleurs dans la quantité d’oeuvres produites par les deux hommes. Quand Lewis compte des dizaines de récits et d’essais à son actif, Tolkien ne publie que deux romans de son vivant.
Les deux amis se sont progressivement éloignés après la Seconde Guerre mondiale, période pendant laquelle ils vont écrire leurs plus grandes œuvres, dans les années 1950. Mais l’origine de celles-ci remonte bien au projet commun de se partager le champ de l’imaginaire : à Lewis l’espace, investi avec la Trilogie cosmique (1938-1945), à Tolkien le temps.
Quand l'ésotérisme influence la fantasy
Charles Williams (1886-1945), romancier, poète, homme de théâtre, essayiste, s’est également illustré dans les genres de l’imaginaire. Ses romans, dont les plus connus furent War in Heaven (1930), Descent into Hell (1937) et All Hallows’ Eve (1945), relèvent d’un fantastique empreint de religiosité. War in Heaven voit le Graal réapparaître en Angleterre, Descent into Hell prend pour prétexte la préparation d’un spectacle dans une banlieue de Londres avant de confronter ses personnages à des événements surnaturels qui vont les mener sur la voie du salut ou de la damnation. Williams partage également la passion de ses camarades Inklings pour le Moyen Âge, consacrant à la matière arthurienne un cycle de poèmes hermétiques, Taliessin through Logres (1938) et The Region of the Summer Stars (1944).
Quelque peu oublié aujourd’hui, le philosophe et critique Owen Barfield (1898-1997) et ses théories linguistiques (Poetic Diction: A Study In Meaning, 1928), ont exercé une influence sur Tolkien, séduit par l’idée d’une unité primordiale de la langue. La réputation de Barfield a pâti d’un certain manque de rigueur dans ses intuitions étymologiques, ainsi que de son association avec la pensée de l’autrichien Rudolf Steiner (1861-1925), fondateur d’une "science spirituelle", l’anthroposophie. Une partie de ses résultats tendent aujourd’hui à être réhabilitée, puisque Steiner est par exemple à l’origine des principes de l’agriculture bio-dynamique. Attiré lui aussi par l'ésotérisme, Charles Williams s’était de son côté forgé ses propres convictions théologiques, au cœur desquelles figurait le concept hétérodoxe de la "co-inhérence", réseau d’interdépendance entre les mondes matériels et spirituels et entre les individus, chaque action se répercutant spirituellement en vagues d’échos toujours plus lointains.
Les cultes religieux occupent ainsi une grande place dans l’histoire des Inklings et de chacun de ses membres, renouvelant le lien, déjà flagrant à l’époque victorienne, entre la fantasy comme mode d’expression artistique et des préoccupations spirituelles vives et singulières, voire marginales. La fiction s’y pense comme une voie d’accès aux autres mondes.