Un monde imaginaire à inventer
Les récits de fantasy se caractérisent souvent par la profusion de détails sur les monde dans lesquels ils se déroulent. Des mondes qui développent l’imaginaire des lecteurs.
La fantasy réenchante notre monde par le merveilleux ou, et c’est ce qu’on retient le plus souvent, elle en propose un autre, un monde secondaire à la construction duquel un grand soin est apporté. Ce worldbuilding concerne aussi bien les livres et leurs annexes que les films qui doivent donner un sentiment de cohérence et de vraisemblance dans leur représentation, et bien sûr les jeux, physiques ou numériques, dont les personnages-joueurs réagissent aux données du monde qu’ils parcourent.
Créateurs de mondes et de mythes
Un monde fictionnel est par définition incomplet, car seules les parties qui en sont décrites nous sont accessibles, le reste demeurant indéterminé : on ne connaît pas le nombre d’enfants de Lady Macbeth ou la couleur des yeux de Mme Bovary. Au contraire, les genres de l’imaginaire et notamment la fantasy, vont pousser très loin l’illusion d’un monde complet. Il va nous sembler si réel, en dépit des merveilles qu’il recèle, que nous pouvons nous imaginer y "marcher" : c’est C.S. Lewis qui formule cet éloge, à propos de la Terre du Milieu de son ami J.R.R. Tolkien.
Ce travail de “cosmogonie” peut aller jusqu’à l’invention de mythes de création – chez Tolkien (Le Silmarillion) et Lewis (Le Neveu du magicien). Cela fait des auteurs des Créateurs, ou plutôt "sous-créateurs", selon Tolkien, suscitant la "croyance secondaire" en proposant des mondes "dans lesquels l’esprit peut entrer" ("Du conte de fées", Faërie). Une telle ambition, écho lointain d’une pratique enfantine (C.S. Lewis avait ainsi conçu avec son frère le petit monde de Boxen), irrigue en profondeur les productions de fantasy et imprègne l’imaginaire de ses lecteurs, souvent invités à se penser comme co-créateurs. Ils n’hésitent d’ailleurs pas aujourd’hui à apporter leur pierre à l’édifice en diffusant des fan fictions ou des fan arts.
Des mondes à cartographier
De J.R.R. Tolkien à George Martin, cartes, chronologies, langues imaginaires, citations de récits ou de mythes internes au monde fictionnel sont devenues des étapes obligées de la construction du monde imaginaire. E.R. Eddison, un des pionniers du retour de la fantasy dans l’entre-deux-guerres avec ses romans consacrés à l’univers de Zimiamvia, n’avait pas proposé de carte dans son Serpent Ouroboros (1922). Mais il avait décrit le parcours de ses personnages et les conflits entre Démonie et Sorcerie avec un tel luxe de détails qu’un lecteur, Gerald Hayes, a été capable d’en établir une, avant d’être recruté comme cartographe officiel.
Le plus souvent, le processus se fait dans l’autre sens, et la "forme" du monde précède son contenu. R.E. Howard, par exemple, a d’abord créé son Âge Hyborien, en rédigeant son histoire, ses cartes, etc. Il prévoyait au départ d’en faire le lieu d’accueil d’aventures diverses plutôt que du seul Conan, nous explique le spécialiste Patrice Louinet. Pour Tolkien, le point de départ aurait été les langues imaginaires qu’il avait mises au point et pour lesquelles il souhaitait développer un cadre où elles pourraient être mise en situation. Les intrigues de fantasy nous invitent ainsi à parcourir un monde, qu’on découvre bien souvent d’emblée sous la forme d’une ou plusieurs cartes, véritables marqueurs du genre même si certains auteurs, comme le Français Jean-Philippe Jaworski, se refusent à en fournir pour ne pas brider le déploiement imaginaire.
Les personnages entreprennent un voyage, une quête ou un apprentissage, qui va les amener dans les profondeurs de villes tentaculaires ou aux quatre coins du monde, à la découverte de paysages divers, à la rencontre de peuples et de modes de vie variés – comme les elfes, nains et autres trolls popularisés par la fantasy medfan (« médiéval fantastique » inspiré par Tolkien et le jeu de rôle).
Dans la fantasy urbaine ou le steampunk, qui privilégient des cadres urbains et industriels, l’intrigue prend la forme d’une ou plusieurs enquêtes. Mais celles-ci nous permettent encore un accès au monde secondaire qu’il s’agit d’apprendre à mieux connaître, par exemple via des notes de bas de page explicatives dans la série d’Hervé Jubert consacrées aux enquêtes de Georges Beauregard (depuis 2012) ou en épisodes faisant chaque fois découvrir une nouvelle créature, un "monster of the week", dans les premières saisons de la série télévisée Grimm (2011-2017). L’enquête peut d’ailleurs porter sur l’Origine du monde elle-même, sur une mémoire à retrouver et à transmettre, comme dans le cycle de La Passe-Miroir de Christelle Dabos (depuis 2013).
Des mondes à documenter
Les jeux de rôle, sur table et sur ordinateur, ont systématisé le principe d’un parcours en nous proposant d’incarner un personnage qui se déplace dans une map (carte) et va progressivement "débloquer" l’accès à de nouveaux espaces et de nouvelles missions. Une telle structure devient si associée à la fantasy que Terry Pratchett peut s’amuser à présenter le Disque-Monde par les yeux d’un touriste (La Huitième couleur, premier volume du cycle, 1983), tandis que Diana Wynne Jones rédige un guide des "lieux communs" du genre sur le modèle de guides touristiques existants, The Tough Guide to Fantasyland: The Essential Guide to Fantasy Travel (1996, rév. 2006). Ainsi, la tentation de non plus seulement raconter une histoire mais de transcrire les données du monde sous une forme encyclopédique est une tendance forte en fantasy.
Umberto Eco a théorisé dans Lector in Fabula (1979) que l’accès à la fiction avait recours à "l’encyclopédie" du lecteur (l’ensemble des connaissances qu’il pourra solliciter pour remplir les blancs du texte). Mais dans les genres de l’imaginaire, cette encyclopédie d’un autre monde est en partie à construire, et les auteurs ne se privent pas de nous présenter cet aspect de leur travail. Pour donner accès à une histoire longue, des arbres généalogiques, des alphabets, Tolkien avait rédigé des centaines de pages d’annexes au Seigneur des Anneaux, et travaillé toute sa vie à l’écriture, sous des formes multiples, des mythes du monde d’Arda. Ceux-ci ont été publiés dans Le Silmarillion, posthume (1977), puis de manière plus complète et laissant voir la stratification génétique, dans les volumes d’Histoire de la Terre du Milieu édités par Christopher Tolkien (1983-1996).
Des mondes à étendre à l’infini
De la même façon, de nombreux ouvrages de fantasy comportent des glossaires ou des listes de personnages, et les univers les plus développés y consacrent des ouvrages dits "compagnons". Ainsi J.K. Rowling imagine-t-elle la collection "Bibliothèque de Poudlard" en proposant à son public d’accéder aux livres mêmes dont il est question durant la scolarité de Harry : Le Quidditch à travers les Âges et Les Animaux fantastiques (2001) puis Les Contes de Beedle le barde (2007). Cela n’a pas empêché des fans de créer des bases de données encyclopédiques plus larges, comme le fameux Harry Potter Lexicon de Steve VanderArk, dont Rowling a attaqué la publication imprimée pour protéger sa propre création.
George Martin, lui, co-signe avec les créateurs du site Westeros.org l’ouvrage illustré consacré à l’histoire de son univers Game of Thrones, les origines de la saga (2014), et se lance à son tour dans les chroniques historiques du passé lointain avec Feu et sang (2018).
L’édition de "beaux livres" permet enfin de mettre en valeur le travail de worldbuilding en faisant la part belle aux illustrateurs et aux créateurs de jeux – c’est le cas des art books aux titres évocateurs comme The Art of World of Warcraft (à partir de 2005) ou How to Art Dofus & Wakfu (Ankama, 2008).
La collection "Ourobores" des éditions Mnémos offre un beau panel des possibilités du livre-univers : collectifs (Un an dans les airs, 2013, Jadis, 2015) ou singuliers (L’étrange cabaret des fées désenchantées d’Hélène Larbaigt, 2014) ; entre exploration d’un genre à l’imaginaire puissant, le steampunk (Mémoires de la France steampunk, 2015, dirigé par Étienne Barillier et Arthur Morgan), guides de mondes préexistants, sous forme de jeux et/ou de livres (Abyme, le guide de la cité des ombres d’après Mathieu Gaborit, 2009, Tschaï d’après Jack Vance, 2017,...), et univers inédits mêlant textes et images (Le Nordique, chroniques retrouvées du dernier convoi d’Olivier Enselme-Trichard, 2017,...).