L’Énéide de Virgile, de l'importance du voyage initiatique
À l’image de l’Iliade et de l’Odyssée, L’Énéide de Virgile est un classique du registre de l’épopée. Aujourd’hui encore, ce récit influence les auteurs de fantasy, qui n’hésitent pas à le revisiter, voire à lui offrir un second sens.
Une épopée devenue classique
L’Énéide de Virgile (vers 29-17 av. J.-C.) développe la légende des origines troyennes de la ville de Rome. L’épopée débute par la fuite de quelques survivants lors de la chute de Troie. Conduits par le héros Énée, qui emmène avec lui son père, son fils Ascagne et les dieux protecteurs de Troie, les rescapés du massacre commencent une longue errance en Méditerranée. Après un séjour à Carthage, où Énée vit une histoire d’amour tragique avec la reine Didon, ils finissent par atteindre l’Italie et parviennent à s’installer dans le Latium, région d’Italie centrale, à l’issue de longs combats contre les indigènes. L’épopée s’achève sur la victoire d’Énée, qui lui permettra d’épouser la fille du roi Latinus et de fonder la ville de Lavinium. Son fils Ascagne fondera à son tour la cité d’Albe la Longue, d’où, quatre siècles plus tard, la vestale Rhéa Silvia sera bannie, avant de donner naissance aux jumeaux Rémus et Romulus, les fondateurs de Rome (753 av. J.-C.).
Le récit de Virgile est divisé en deux parties égales de six livres, qui reprennent en chiasme l’œuvre d’Homère, condensée en une seule épopée. La première partie de l’Énéide suit le schéma narratif de l’Odyssée (VIIIe siècle avant J.-C.). Virgile y raconte les épreuves endurées par les Troyens qui voyagent en Méditerranée au même moment qu’Ulysse. La deuxième partie est une nouvelle Iliade (VIIIe siècle avant J.-C.), entièrement occupée par les combats des Troyens contre les Latins menés par le héros Turnus et son alliée Camille, reine des Volsques, jusqu’au duel victorieux d’Énée contre Turnus. Comme les épopées homériques, le poème de Virgile fait une large part au merveilleux, avec les interventions des divinités – Vénus aide son fils Énée tandis que Junon le poursuit de sa colère – ou la descente d’Énée aux Enfers pour consulter l’âme de son père Anchise.
L’épopée de Virgile est immédiatement devenue un "classique" étudié dans les écoles depuis le Ie siècle. Les œuvres inspirées de l’Énéide dès l’Antiquité sont indénombrables et certains de ses épisodes, comme la tragédie de Didon ou la descente aux enfers d’Énée, ont connu une très large postérité. Cette épopée des vaincus, qui figure un prince en exil tentant de fonder un nouveau royaume, a aussi nourri largement la fantasy.
L’Énéide dans l’œuvre de Tolkien
Tolkien a beaucoup emprunté à l’épopée guerrière antique et médiévale, et particulièrement à l’Énéide, dans Le Seigneur des Anneaux (1954-1955), qui offrirait un "récit de fondation" aux Anglais, même s’il s’agit de la fondation légendaire d’un "monde secondaire". On y retrouve des schémas narratifs de l’épopée virgilienne, comme le siège de Minas Tirith, qui rappelle celui de Troie, et le passage d’Aragorn, prince en exil comme Énée, par le chemin des morts, rejoue la descente aux Enfers du héros troyen. Gandalf et Frodo vivent eux aussi une expérience de catabase dans les mines de la Moria ou les terres dévastées de Mordor. Comme l’Énéide, Le Seigneur des Anneaux se termine par la victoire du prince exilé, la refondation d’un royaume et l’annonce d’un mariage.
Faire entendre la "deuxième voix" de l’Énéide
Plus récemment, David Gemmell a fait du personnage d’Énée l’un de ses héros dans sa trilogie Troie (2005-2007), qui reprend largement les événements des épopées homériques et de l’Énéide, depuis les origines de la guerre de Troie jusqu’à la fondation par les Troyens survivants d’une colonie en un lieu appelé les Sept collines. Mais d’autres auteurs de fantasy choisissent de se confronter à l’interprétation longtemps dominante de l’Énéide comme récit de fondation d’un empire, pour en proposer une version qui la remet en cause.
C’est le cas en particulier des contre-récits qui épousent le point de vue d’un personnage secondaire de l’épopée virgilienne. Le Phénix vert (1972) et Le Peuple de la mer (1977) de Thomas Burnett Swann présentent les événements de l’Énéide à travers le regard décalé du jeune fils d’Énée, Ascagne, tandis que Lavinia, d’Ursula K. Le Guin (2008), réécrit l’Énéide à la place de l’épouse d’Énée, restée dans l’ombre du récit épique. Ces romans de fantasy font passer l’héroïsme guerrier et le destin collectif de Rome au second plan pour privilégier ce que les critiques ont défini comme la "deuxième voix" de l’Énéide, qui fait entendre la déploration des souffrances individuelles au cœur de la célébration de la gloire future de l’empire.