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Focus Œuvre

Philip Pullman, à la croisée des mondes

Par Anne Besson

Avec sa trilogie, Philip Pullman fait voyager ses lecteurs entre plusieurs mondes, critiquant au passage l’institution religieuse. Son succès dépasse le cadre de la littérature jeunesse et rayonne sur le genre.

Corps
2001
Le Miroir d'ambre remporte le Whitbread Book of the Year Award.

Une œuvre reconnue au-delà de son public

Parue entre 1995 et 2000, la trilogie de Philip Pullman, À la Croisée des mondes (His Dark Materials en anglais : Les Royaumes du Nord, La Tour des Anges, Le Miroir d’ambre), s’est distinguée par ses qualités d’écriture et d’invention, au sein d’une production pour la jeunesse pléthorique, anticipant même le succès des Harry Potter (à partir de 1997) avec son héroïne complexe Lyra. Après une tentative d’adaptation au cinéma (2007), la trilogie fait l’objet d’une série télévisée (BBC One, 2019).


Pullman (1946- ), déjà auteur de la série d’aventures Sally Lockhart, grand connaisseur de la tradition merveilleuse (il propose en 2012 une réécriture de cinquante Contes de Grimm), a été couvert de prix pour sa trilogie et pour l’ensemble de son œuvre. Il est notamment le premier auteur étiqueté "jeunes adultes" à avoir remporté en 2001 le très prestigieux Whitbread (désormais Costa) Book of the Year Award en catégorie générale. Longuement attendue, la parution en 2017 du premier tome du Livre de la poussière, la nouvelle trilogie qui remonte en arrière dans l’histoire de Lyra, a été saluée comme un événement.

Entretiens sur la pluralité des mondes, de Bernard de Fontenelle (1686) Bibliothèque nationale de France

Trois tomes pour un multivers

Le premier volume, Les Royaumes du Nord, se déroule, selon les mots de l’auteur, dans un "univers semblable au nôtre" (doté de repères géographiques et culturels communs) "mais différent en bien des points" : il s’agit d’une variante uchronique entièrement dominée par la hiérarchie ecclésiastique. Elle implique également des distorsions physiques, comme l’existence de civilisations animales (les ours polaires) et surtout des "daemons", animaux totémiques inséparables de chaque individu, et qui sont comme une matérialisation de leur âme. L’intrépide Lyra, élevée comme une orpheline dans un college d’Oxford, va être entraînée par son enquête sur de mystérieuses disparitions d’enfants au cœur d’un complot cosmique opposant Lord Asriel et Mrs Coulter, qui se révèlent être son père et sa mère. Personnages passionnés, surdoués et cruels, souvent effrayants et cependant aimants, ils déjouent par leur ambiguïté systématique tous les rôles parentaux habituels.


La possibilité d’une communication entre des mondes parallèles innombrables est développée dans La Tour des Anges, le deuxième roman, qui introduit Will, jeune garçon venu d'une Angleterre d'un autre monde, et second personnage principal de l’ensemble. Will va devenir maître du "poignard subtil", qui permet de découper des fenêtres entre les mondes, et orchestre sa rencontre avec Lyra, avec qui il forme désormais une paire indissociable, et bientôt un duo amoureux.

 

Dans le dernier volume, le voyage de Lyra et Will jusqu’au pays des Morts sera décisif pour la rébellion contre l’Autorité et la substitution finale, à la monarchie divine absolue, d’une "République des Cieux".

Daemons, composition sur l'Ave Maria en lettres animées de figures grotesques
(détail), Heures de Charles d'Angoulême, enluminure de Robinet Testard
et Jean Bourdichon (1480-1496) Bibliothèque nationale de France

Une réécriture anticléricale des mythes

Ce grand cycle où le passage de l’enfance à l’âge adulte est entièrement relu comme un drame cosmique, mêle la thématique du coming of age, centrale en littérature pour adolescents, avec une vaste entreprise de réécriture de mythes. Pullman engage un dialogue culturel entre des figures classiques du merveilleux (ses sorcières, par exemple, sont des femmes en noir sur des balais, mais le cliché n’est repris que pour mieux être défamiliarisé), des mythes antiques tels que celui d’Orphée ou les descentes aux Enfers gréco-latines, mais surtout, des textes chrétiens, de façon cette fois polémique.


Par l’intermédiaire des épigraphes qui ouvrent tous les chapitres du long dernier volume, véritable traversée de l’histoire de la poésie anglaise à contenu religieux (Blake et Milton sont les plus cités), son récit travaille en effet le mythe de la Chute sous un angle résolument matérialiste et antimétaphysique. Cette "vieille histoire" de tentation et de révolte subit une inversion complète d’interprétation, avec Will et Lyra, nouveaux Adam et Eve, dans l’Eden d’un monde préservé, et Mary Malone, une scientifique dans le rôle du Serpent désormais positif : ce n’est pas l’apparition du mal qui nous est donnée à voir, mais la découverte de l’amour.

 

Dans sa trilogie, Pullman exalte une capacité de changement, de renouvellement, à l’opposé des héritages sclérosants.

Les Royaumes du Nord, À la croisée des mondes, 1, de Philip Pullman,
couverture illustrée par Chris Wormell (2018) Éditions Gallimard jeunesse