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Histoire des récits merveilleux pour enfants

Par Anne Besson

Littérature jeunesse et fantasy sont liées depuis plus d’un siècle. Bien que parfois dévalorisées, nombreuses sont les œuvres sollicitant l’imagination des enfants, et considérées aujourd'hui comme des classiques.

La fantasy est très liée avec le jeune public, dans la mesure où elle se présente comme un retour aux récits merveilleux qui lui sont associés de manière privilégiée. Tout un pan du genre est adressé aux enfants, depuis ses origines anglaises jusqu’aux fictions transgénérationnelles contemporaines.

Jeudi, lecture des "Compagnons de la section noire" sur le trottoir rue Rousselet à Paris,
photographie de Janine Niépce (1956) Janine Niépce /Roger-Viollet
"La fantasy participe à magnifier cet âge, plus proche des origines et donc de la magie, du sacré, de la poésie… : refuge des merveilles du commencement."

"L’époque du sentiment-de-l’enfance"

L’Angleterre de la fin de l’ère victorienne et de la période édouardienne, au tournant du XXe siècle, a connu un "âge d’or" de la littérature pour la jeunesse, selon l’expression empruntée à Kenneth Grahame. Tolkien, lui, parlait avec agacement "d’époque du sentiment-de-l’enfance" pour qualifier ce moment de l’histoire des mentalités qui voit se mettre en place une construction culturelle de l’enfance. Celle-ci va attribuer aux premières années de la vie un imaginaire spécifique, valorisé, qui très vite va se penser en termes de paradis perdu. La fantasy participe à magnifier cet âge, plus proche des origines et donc de la magie, du sacré, de la poésie… : refuge, dans la vie de chacun, des merveilles du commencement.

 

Les œuvres de fantasy de cette époque sont toujours très présentes dans la mémoire culturelle partagée, depuis Les Bébés d’eau de Charles Kingsley (1863) jusqu’aux variations de la fantasy animalière dans Le Livre de la jungle de Rudyard Kipling (1894-95), Le Vent dans les saules de Kenneth Grahame (1908) et un peu plus tard les Winnie L’ourson d'A. A. Milne (à partir de 1926), sans oublier les fameux héros-enfants que sont la petite Alice de Lewis Carroll (Alice au pays des merveilles, 1865, De l’autre côté du miroir, 1871) et le Peter Pan de James Barrie.

The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, illustré par Helen Babitt et Ethel Blossom (1914) Library of Congress
The Jungle Book (Le livre de la jungle), de Rudyard Kipling, illustré par William Henry Drake (1894) Bibliothèque nationale de France

Fidèle à la double ambition de la littérature jeunesse (et au-delà, de toute littérature), "plaire et instruire", cette première fantasy propose aux enfants à la fois la transmission de messages moraux, et surtout religieux, mais aussi l’accès à une évasion dans l’imaginaire, qu’elle hisse au sommet de ses ambitions. Les œuvres fondatrices de Carroll et Barrie mettent exemplairement en scène de tels voyages vers d’autres mondes auxquels on accède chaque fois depuis le nôtre : pays "des merveilles" (Wonderland), pays "du jamais" (Neverland).

Tradition anglaise et renouveau américain

La riche production de "classiques" anglais de la fantasy pour la jeunesse se perpétue au XXe siècle. Nombre d’entre eux sont écrits par des femmes, comme la prolifique et talentueuse Edith Nesbit (Cinq enfants et moi, 1902, L’Histoire de l’Amulette, 1906). Pamela L. Travers est célèbre pour la série des Mary Poppins à partir de 1934, et Enid Blyton, plus connue pour Le Club des Cinq, a commencé sa carrière avec des réécritures de mythes avant de publier à la fin des années 1930 les séries Le Fauteuil magique et La Forêt enchantée. Chaque fois, le merveilleux surgit dans le quotidien des enfants comme un joyeux bouleversement. Dans les décennies suivantes, de beaux ouvrages intimistes, Tom et le jardin de minuit (Philippa Pearce, 1958) et Charlotte sometimes (“Charlotte parfois” de Penelope Farmer, 1969), font se rencontrer plusieurs temporalités.

 

En parallèle à cette production féminine, des auteurs, dont le jeune public n’est qu’une des cibles, visent un équilibre harmonieux entre exaltation de l’imaginaire et transmission de valeurs : c’est le cas de Rudyard Kipling (Histoires comme ça, 1902), puis de  J.R.R. Tolkien avec Le Hobbit (1937), de C.S. Lewis avec Les Chroniques de Narnia (1950-1956), ou encore de T.H. White. Son œuvre arthurienne (le cycle "The Once and Future King", "La Quête du roi Arthur") est surtout connue pour son premier volume, le seul véritablement adressé aux enfants : L’épée dans la pierre (1938), adapté par les studios Disney et connu en France sous son titre Merlin l’enchanteur.

Histoires comme ça pour les petits, écrit et illustré par Rudyard Kipling (1903) Bibliothèque nationale de France
Histoires comme ça pour les petits, écrit et illustré par Rudyard Kipling (1903) Bibliothèque nationale de France

Aux États-Unis, une tradition parallèle s’établit, toujours vivace aujourd’hui. Les traits caractéristiques d’une littérature de genre et de grande diffusion, populaire, stéréotypée, délégitimée, y sont rapidement plus visibles, et ce dès la série de romans consacrés par L. Frank Baum au pays d’Oz, écrite à partir de 1900 à un rythme élevé, "industriel". De nombreuses publications à faible coût (dime novels puis pulps) accueillent les récits de l’imaginaire, et une de leurs cibles privilégiées est le jeune lecteur, garçon ou fille selon les genres.

 

La fantasy se diffuse également auprès des plus jeunes en empruntant les vecteurs médiatiques à succès : les comics par exemple ont largement puisé dans l’héroïsme chevaleresque, maintenu au Moyen Âge dans Prince Vaillant d’Harold Foster (à partir de 1937) ou réinvesti dans le mythe contemporain des super-héros. Dès la fin des années 1970 et des années 1980, c’est le jeu qui connaît un fort développement, qu’il s’agisse des jeux de rôle sur table comme Donjons et Dragons ou des livres-jeux, les "livres dont vous êtes le héros", qui reprennent les codes du genre pour les besoins de leur structure d’embranchements. La pénétration de la fantasy auprès d’un grand public jeune et populaire va alors de pair avec une certaine dévalorisation.

Histoires comme ça pour les petits, écrit et illustré par Rudyard Kipling (1903) Bibliothèque nationale de France

Petits animaux et jeunes magiciens

À l’exception peut-être de L’Histoire sans fin (1979), de l’Allemand Michael Ende, où l’ailleurs merveilleux prend la forme d’un livre, la fantasy pour la jeunesse des décennies 1960 à 1980 connaît une éclipse relative. À côté d’œuvres singulières comme celle de Roald Dahl, dont l’humour et la cruauté firent scandale en leur temps (Charlie et la chocolaterie, 1964), on y voit pourtant se mettre en place de grands sous-genres et des structures narratives qui irriguent toujours la riche production contemporaine. De jeunes magiciens font déjà leur entrée aux écoles de sorcellerie dans Amandine Malabul, la sorcière maladroite de Jill Murphy (1974) ou dans L’Île du crâne d’Anthony Horowitz (1988), tandis que Diana Wynne-Jones inaugure la série des aventures du mage Chrestomanci avec Ma sœur est une sorcière, en 1977.

Ma sœur est une sorcière, Les Mondes de Chrestomanci,
de Diana Wynne Jones, couverture illustrée par Marcelino Truong (2007) Éditions Gallimard Jeunesse, 2007

La fantasy animalière – qui met en scène des sociétés animales, se comportant comme des humains mais conservant un cadre naturel ou des attitudes propres aux espèces concernées – demeure un sous-genre dynamique, avec Les Garennes de Watership Down de Richard Adams (1972) et son complexe worldbuilding à hauteur de lapins, puis les nombreux volumes consacrés par Brian Jacques aux animaux (souris, blaireaux) peuplant l’abbaye médiévalisante de Rougemuraille (à partir de 1986). Cette inspiration est revenue en force depuis le début des années 2000 avec les œuvres de Kathryn Lasky (les chouettes et hiboux des Gardiens de Ga’Hoole, à partir de 2003, adapté au cinéma en 2010) ou du collectif Erin Hunter (à commencer par les chats de La Guerre des clans, à partir de 2003 également).

 

Au tournant du XXIe siècle, le "phénomène Harry Potter" va bouleverser le domaine, entraînant une reconfiguration massive du marché éditorial dans son ensemble. Celui-ci est rééquilibré en faveur d’un secteur jeunesse en constante expansion : créations de collection toujours plus nombreuses, rayonnages toujours plus grands dans les librairies et bibliothèques, parts de marché impressionnantes. Avec le succès du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson, ces mêmes années, et la généralisation de l’Internet haut débit qui fait entrer l’énorme marché des jeux dans une ère nouvelle, la fantasy pour la jeunesse trouve brusquement à s’étendre très au-delà de ses limites traditionnelles, et y gagne une nouvelle considération.