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Des récits qui traversent les générations

Par Anne Besson

La fantasy rassemble enfants et adultes, parfois autour d’une même œuvre, que chacun peut s’approprier à sa guise. Le genre a reconfiguré ses publics en jouant avec les barrières générationnelles.

Une des spécificités de la fantasy est de s’adresser aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Bien souvent dans l’histoire littéraire du genre, les mêmes auteurs ont pu destiner des ouvrages alternativement aux deux publics.

 

Dès les origines victoriennes, George MacDonald, auteur de Phantastes : A Faerie Romance for Men and Women (1858), signe beaucoup plus tard pour la jeunesse La Princesse et le goblin (1872) et sa suite (1873). Aujourd'hui, l’œuvre de Terry Pratchett va de la trilogie Le Grand livre des Gnomes (1989-1990), jusqu'au Monde merveilleux du caca (2012), tandis que Neil Gaiman écrit aussi bien des récits comiques comme Par bonheur le lait (2013) que des contes gothiques comme Coraline (2002), L’étrange vie de Nobody Owens (2008) ou La Belle et le Fuseau (illustré par Chris Riddell, 2014). Il y a là une tradition vénérable et pérenne qui n'a pas d'équivalent dans d’autres genres.

 

On retrouve cette tradition bien sûr chez J.R.R. Tolkien, qui a dû se défendre après Le Hobbit (1937) d’une identification trop univoque au jeune public, ou C.S. Lewis qui s’est en revanche volontairement tourné vers lui à fin d’édification pour ses Chroniques de Narnia (1950-1956).

 

En France, Estelle Faye ou Fabien Clavel par exemple adressent des ouvrages aux différentes classes d’âges.

Le Monde merveilleux du caca, de Terry Pratchett,
couverture illustrée par Peter Dennis (2013) Éditions L'Atalante

Des générations qui se croisent

Au tournant du siècle, le phénomène Harry Potter (J.K. Rowling, 1997-2007), vient cependant changer la donne, entraînant un rééquilibrage de l’ensemble des genres de l’imaginaire en faveur d’un secteur "jeunesse" dont le potentiel s’est désormais pleinement révélé. Harry Potter, bien qu’explicitement adressé aux enfants-lecteurs, à partir de 9 ans pour le premier volume, a été lu (et vu) bien au-delà de sa cible de départ. Alors que les transferts identifiés se faisaient auparavant dans l’autre sens – avec le phénomène bien connu des "classiques populaires", comme les romans de Dumas, d’Hugo, de Stevenson, "glissant" vers le jeune public au gré d’adaptations et de coupes –, cette fois, ce sont les adultes qui s’emparent d’un livre qui ne leur est pas destiné, et ce de plus en plus ouvertement au fil des volumes et des années.


Ce qui existait sans doute plus tôt comme un goût caché, un plaisir honteux du retour en enfance peut désormais être publiquement assumé. La qualité reconnue à certaines œuvres a joué un rôle dans cette légitimation - c'est le cas pour la trilogie À la croisée des mondes (1995-2000) de Philip Pullman, L’Île aux mensonges (2015) de Frances Hardinge (deux romans jeunesse britanniques qui ont remporté le prix du meilleur roman de l’année toutes catégories confondues) ou encore les œuvres de Patrick Ness (Quelques minutes après minuit, 2011).

 

Mais le pur divertissement n’est pas étranger non plus au développement du secteur : dans une époque où toute lecture des jeunes est désormais bonne à prendre, il est remarquable que des mères et leurs filles aient pu partager leur passion pour Twilight (Stephenie Meyer, 4 tomes, 2005-2008). Le genre à succès de la romance paranormale rassemble ainsi un public transgénérationnel.

Le Miroir d'ambre (À la croisée des mondes, 3) (édition jeunesse), de Philip Pullman, couverture illustrée par Chris Wormell (2018) Éditions Gallimard jeunesse
Le Miroir d'ambre (À la croisée des mondes, 3) (édition adulte), de Philip Pullman, couverture illustrée par Eric Scala (2003) Éditions Gallimard/illustration Eric Scala

L’émergence de nouveaux publics

Livres, films, jeux : les différents médias ont accompagné ce mouvement qui met aujourd’hui au cœur des pratiques culturelles un "jeune" public aux contours franchement larges, englobant les adolescents (qui le sont de plus en plus tôt) et des "jeunes adultes" qui le sont de plus en plus longtemps. De nombreuses œuvres visent désormais ces nouvelles "cibles".

 

Ainsi, les deux trilogies successives de Peter Jackson, Le Seigneur des Anneaux puis Le Hobbit, sont adaptées d’œuvres de Tolkien ne s’adressant pas à la même classe d’âge. Mais elles ont adopté pour leur part un positionnement commun, rendant Le Seigneur des Anneaux plus rythmé et Le Hobbit plus tortueux, pour la même catégorie du public adolescent-jeune adulte, celle-là aussi à laquelle s’adressent les blockbusters Marvel.

 

L’énorme marché des jeux, entré dans une ère nouvelle avec la généralisation de l’Internet haut débit, voit son public s’étendre et se diversifier alors que des générations successives de gamers coexistent désormais. Les premiers lecteurs de Harry Potter ont aujourd’hui plus de trente ans et n’ont pas renié leur passion d’enfance.

"La fantasy est donc aujourd’hui en bonne partie un genre pour la jeunesse apprécié aussi par les adultes, véritable laboratoire des productions crossover."

À la recherche du “Harry Potter pour adultes”

La fantasy est donc aujourd’hui en bonne partie un genre pour la jeunesse apprécié aussi par les adultes, véritable laboratoire des productions crossover (ou "passerelle", visant un public au carrefour des classes d’âge). La fantasy "adulte", soucieuse de tirer son épingle du jeu, a ainsi cherché à proposer à son tour "un Harry Potter pour adultes" - ce slogan récurrent a par exemple été utilisé pour la campagne publicitaire orchestrée autour du roman de Susanna Clarke, Jonathan Strange et Mr Norrell (2004), qui n’a à peu près rien à voir avec celui de Rowling, sinon une histoire d’apprentissage de la magie.

 

Le cycle de Lev Grossman Les Magiciens (à partir de 2009), adapté en série télévisée depuis 2015, prend, lui, le parti de revisiter explicitement les topoï de la fantasy pour la jeunesse. Le héros ressent depuis l’enfance un attachement particulier pour les Chroniques de Fillory (où l’on reconnaît Narnia) et quand il passe dans l’autre monde, il arrive comme Harry Potter dans une école de magie isolée de l’extérieur par des protections surnaturelles. Mais les héros de Grossman, plus âgés, entrent dans l’âge adulte en abusant de l’alcool et des drogues, en expérimentant aussi les joies et peines de la sexualité.

 

L’Allemande Cornelia Funke imagine dans son cycle Reckless (à partir de 2010) deux frères, jeunes hommes qui se perdent, comme leur père avant eux, dans un monde au-delà du miroir.


Poussant la logique éditoriale jusqu’au bout, les romans de John Connolly, hommages eux aussi aux grands motifs liant merveilleux et enfance, Le Livre des choses perdues (2006) et Les Portes (2009), ont été publiés en France par les éditions de L’Archipel sous deux couvertures distinctes afin de cibler deux publics. Harry Potter avait eu droit à un tel relooking très sobre, destiné à combler les lecteurs britanniques adultes, dès 1998 !

Les Portes (édition jeunesse), de John Connolly, couverture illustrée par Guylaine Moi (2010) Éditions de L’Archipel, 2010
Les Portes (édition adulte), de John Connolly, couverture illustrée par Guylaine Moi (2010) Éditions de L’Archipel, 2010