Aller au contenu principal
0%

L’Angleterre victorienne, berceau de la fantasy

Par Anne Besson

Première nation à avoir connu une industrialisation massive, l’Angleterre a aussi dû essuyer les bouleversements économiques et sociaux qui ont suivi. C’est en réponse à ces changements radicaux qu’est née la première fantasy.

Même si elle s’inspire des plus anciens récits merveilleux, mythes, contes et épopées, la fantasy en tant que genre distinct apparaît seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle anglais, durant les périodes victorienne (1837-1901) et édouardienne (1901-1910). Sa naissance et son développement accompagnent des bouleversements historiques, à la fois sociaux, économiques et existentiels, touchant les modes de vie comme les modes de pensée. L’Angleterre, à l’époque immense empire colonial, est alors la première puissance économique mondiale, et connaît une industrialisation féroce. Dans un contexte culturellement très riche, une poignée d’auteurs choisissent de privilégier alors le surnaturel et de se réfugier dans les mondes enchantés, inventant ainsi la première fantasy moderne.

Peter Pan dans les jardins de Kensington, de James Matthew Barrie, illustré par Arthur Rackham (1907) Bibliothèque nationale de France
"Quand le réalisme accompagne les développements urbains, industriels et rationalistes, le choix de l’imaginaire peut, lui, s’assimiler à une forme de résistance face à la modernité."

Une réponse au réalisme

Le principal mouvement littéraire qu’on associe au XIXe siècle, à savoir le réalisme et son versant naturaliste, semble à l’opposé du règne de l’imaginaire. Ses grands représentants sont alors Dickens en Angleterre, Balzac ou Zola en France, et Stephen Crane aux Etats-Unis. Le rôle désormais assigné à la littérature est ainsi de représenter la réalité, jusque dans ses aspects les plus crus. Cette simultanéité entre fantasy et réalisme n’est pourtant pas une coïncidence . Pour que les littératures "de l’imaginaire" (fantastique, fantasy, science-fiction) puissent apparaître et développer leurs jeux sur l’irrationnel, le surnaturel, il faut que les catégories de la "raison", de la "nature", et de la "science", soient de leurs côtés suffisamment bien établies dans les esprits.

 

En outre, quand le réalisme accompagne les développements urbains, industriels et rationalistes, le choix de l’imaginaire peut, lui, s’assimiler à une forme de résistance face à la modernité. En Angleterre particulièrement, on repère un faisceau de tentatives diverses mais convergentes pour préserver une forme d’enchantement, une part d’irrationalité magique dans le rapport au monde. C’est de ce terreau que va surgir la fantasy.

Scrooge visited by Marley's ghost, A Christmas Carol,
de Charles Dickens, illustré par John Leech (1843) The British Library

Redécouverte du passé médiéval

L’Angleterre bénéficie d’abord d’une tradition très riche pour la littérature fantastique, marquée par l’importance du mouvement gothique à la fin XVIIIe et au début XIXe. Horace Walpole est le pionnier de ce « roman noir » avec son Château d’Otrante (1764), suivi par Le Moine de M. G. Lewis (1796) ou Les Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe (1794). Dans Northanger Abbey (posthume, 1817), Jane Austen moque déjà cette immense mode littéraire : son héroïne a trop lu les grands romans à succès de son temps et projette les terreurs gothiques (châteaux hantés et pactes diaboliques) dans une époque contemporaine qui est pourtant censée être celle des Lumières et des progrès de la civilisation. De grandes œuvres fantastiques suivront tout au long du XIXe siècle britannique, depuis Frankenstein, publié en 1818 par Mary Shelley, jusqu’au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde (1890) et au Dracula de Bram Stoker (1897).

The Monk, a romance, de Matthew G. Lewis, frontispice et sommaire (1818) The British Library

La redécouverte du folklore fournit également une autre source d’inspiration, qui s’éloigne de la représentation d’une altérité inquiète ou angoissante. L'utilisation de ces traditions folkloriques est très présente dans la féérie des œuvres de la littérature enfantine, qui connaît alors son "âge d’or", mais ne s’y limite pas. Elle s’enracine dans un autre grand phénomène littéraire du XVIIIe siècle anglais, le "celtic revival". Le mouvement a été initié par la parution entre 1760 et 1765, d’un ensemble de poèmes "gaéliques", attribué à un barde des âges obscurs nommé Ossian - ils étaient en réalité l’œuvre du poète écossais James McPherson, qui se présentait comme leur traducteur. À la fin du XIXe siècle, un autre écossais, le folkloriste Andrew Lang, publie la série des Many Colored Fairy Books. C’est dans ces recueils, et même s’il n’adopte pas du tout la même perspective à leur égard, que J.R.R Tolkien, né en 1892, découvrira les ressources merveilleuses des contes, mythes et légendes.

Fingal, personnage des poèmes D'Ossian, dessin de Gédéon François Reverdin, gravure de François Gérard (XIXe siècle) Bibliothèque nationale de France
Fingal, an ancient epic poem, écrit par Ossian (1762) Bibliothèque nationale de France

Retrouver ses racines

L’intérêt pour le Moyen Âge, période méconnue et méprisée, redécouverte seulement à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, relève également de cette recherche de racines nationales, et d’un même désir d’évasion, vers un ailleurs qui est ici un autrefois. L’œuvre très influente de Walter Scott en donne un premier exemple au début du XIXe siècle. Après avoir publié au début de sa carrière un Tristan médiéval, Sir Tristrem (1804), et écrit le poème "La Dame du Lac" en 1810, il s’impose en père du roman historique, genre qui sera illustré en France, par Alexandre Dumas ou Victor Hugo. Les grands héros de Walter Scott se nomment Ivanhoé (1819), à l’époque de Richard Cœur de Lion et du prince Jean, ou Quentin Durward (1823), qui combat en France sous le règne de Louis XI.

 

L’auteur, très populaire, s’est aussi fait construire une impressionnante demeure à la façon d’un château du Moyen Âge, typique du médiévalisme de son époque. Le "Gothic revival" est alors un mouvement architectural et plus largement esthétique très actif, théorisé par John Ruskin en Angleterre et mis en œuvre en France par les travaux de Viollet-le-Duc. Proust, par exemple, a été sensible à cette fascination des cathédrales. Enfin, le groupe d’artistes réunis autour de Dante Gabriel Rossetti affiche dans son nom même de "confrérie préraphaélite" l’objectif de remonter en amont de la Renaissance, représentée par son grand maître Raphaël, pour y trouver les fondements d’une communauté renouvelée.

Château de Pierrefonds : élévation extérieure, dessin d'Eugène-Emmanuel Viollet le Duc (1926) Bibliothèque nationale de France

Le new romance

Le renouveau du "romance", terme anglais qui, opposé à "novel", désigne un roman d’aventures, un "roman romanesque" que certains font remonter aux "romans médiévaux", est la dernière forme prise par ces mouvements anti-modernes et anti-réalistes. Cette fois-ci, l’ailleurs prend la forme de pays lointains et de cultures méconnues que les empires coloniaux ont fait découvrir aux occidentaux. Robert Louis Stevenson, écrivain voyageur, auteur de L'Île au trésor (1883) mais aussi de L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886), en est un superbe représentant, en même temps qu’un théoricien. Dans l’œuvre de H. Rider Haggard (Les mines du roi Salomon, 1885 ; She et Allan Quatermain, 1887), l’exotisme touche constamment au surnaturel, les explorations africaines sont le prétexte d’un retour en arrière vers des modes de pensée primitifs et des civilisations perdues. Les genres du roman d’aventures et de la fantasy sont alors très proches, voire poreux : ce sera encore le cas aux Etats-Unis chez E.R. Burroughs ou Robert Howard.

Les pionniers de la fantasy

William Morris, artiste à la fascinante polyvalence, est la figure de proue d’une nébuleuse d’auteurs, dans sa génération et les suivantes, qui tous ont contribué à la progressive élaboration du genre. Le pasteur et théologien George MacDonald le précède en particulier. Il a produit une œuvre majeure et pionnière, en partie à destination des enfants (La princesse et le gobelin, 1872) mais également pour adultes, avec notamment la quête allégorique Au  pays des fées, Phantastes dès 1858, ou Lilith en 1895. Lewis Carroll, un des proches de G. MacDonald, et C.S. Lewis, marqué par sa lecture de Phantastes, lui doivent beaucoup. Charles Kingsley peut également être cité pour son conte allégorique The Water-Babies (1863), ainsi que George Meredith, romancier victorien reconnu, qui a commencé sa carrière par un texte de fantasy orientale, The Shaving of Shagpat. An Arabian Entertainment (1856).

Au tournant du siècle, faisant transition jusqu’à l’après-guerre avec la génération de Tolkien et Lewis, Lord Dunsany est l’auteur de nombreux contes composant une cosmogonie fragmentaire, à partir des Dieux de Pegāna (1905), et du court roman La fille du roi des elfes (1924). Eric Rücker Eddison marque lui aussi son époque avec son chatoyant monde de Zimiamvia, théâtre des nobles conflits entre Sorcerie et Démonie (Le serpent Ouroboros, 1922). Sans oublier Sir Arthur Conan Doyle, auteur de romans d’aventures fantastiques comme Le Monde perdu (1912) et qui consacre en 1922 l’ouvrage The Coming of the Fairies à défendre l’authenticité des photographies des "Fées de Cottingley".

The Coming of the fairies, d'Arthur Conan Doyle, photographie d'Elsie Wright et Frances Griffiths (1922) Bibliothèque nationale de France

Au début du XXe siècle, l’essentiel des grandes tendances que suivra la fantasy est déjà acquis : la double influence du conte et du mythe, les traditions culturelles anciennes d’où les récits seront inspirés, l’écriture qui déploie un éventail stylistique allant des textes destinés au jeune public à la plus grande hauteur de ton, et toujours, les créatures, les héros et les mondes qui imposent leur forte cohérence thématique à toute définition du genre.

interview

La naissance de la fantasy

William Blanc nous raconte comment est née la fantasy, dans une Angleterre victorienne fortement industrialisée.