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Des portes à ouvrir entre les mondes

Par Anne Besson

Le héros de fantasy visite des mondes secondaires, et son passage entre les univers se fait par des portes d'entrées, sortes de "points d'accès" symboliques, ou tout simplement par l'intervention de la magie.

De nombreuses œuvres de fantasy s’ouvrent d’emblée sur un autre monde et/ou un autre temps, dans lesquels l’ensemble de l’intrigue va se dérouler : c’est ce qu’on appelle la fantasy "à un monde". Mais d’autres, au contraire, orchestrent le passage d’un monde (le nôtre en général) à l’autre : un monde de magie, de merveilles, de dangers, d’aventures, monde des histoires (L’Histoire sans fin de Michael Ende, 1979), du rêve (La Guerre des rêves de Catherine Webb, 2002), de l’enfance (Peter Pan de James Barrie, 1911), image d’un paradis gagné ou perdu.

Des passages à créer

Dans cette fantasy "à deux mondes", toute la dynamique narrative est enclenchée par différentes modalités du passage, que Christian Chelebourg (Les fictions de jeunesse, 2013) a proposé de distinguer en prenant ses images dans les classiques de la fantasy pour la jeunesse : "dispositif du lapin blanc" (quand le passage se fait à la suite d’un guide), "dispositif de l’échiquier" (quand il amène à suivre les règles d’un jeu, comme dans Jumanji par exemple, album de Chris Van Allsburg, 1981, adapté en films et série d’animation) et enfin, "dispositif du cyclone", quand un bouleversement majeur fait quitter le confort quotidien – comme le Kansas de Dorothy dans Le Magicien d’Oz (1900).

Dispositif du lapin blanc : Alice au pays des merveilles, scénario de David Chauvel, dessins de Xavier Collette (2010) Éditions Glénat
Dispositif du lapin blanc : Alice au pays des merveilles, scénario de David Chauvel, dessins de Xavier Collette (2010) Éditions Glénat (2010)
Ce type d’intrigue (...) permet une transition progressive depuis l’univers familier de l’enfant-lecteur, similaire au transport imaginaire de la fiction.

Ce type d’intrigue s’avère plus à destination du jeune public, sans doute parce qu’elle permet une transition progressive depuis l’univers familier de l’enfant-lecteur, similaire au transport imaginaire que la fiction veut produire. De la même façon, dans la première fantasy, le procédé du rêve était utilisé pour "justifier", "rationaliser", le passage vers l’autre monde, d’une manière qui nous paraît aujourd’hui artificielle, mais qui semblait alors nécessaire au vraisemblable. C’est de cette manière que John Carter parvient sur Pellucidar (La Princesse de Mars, d’Edgar Rice Burroughs, 1917) tandis que Le Serpent Ouroboros, d’E.R. Eddison (1922) débute par une sorte de prologue où le narrateur, Lessingham, annonce qu’il rêve d’un autre monde, avant de s’effacer définitivement du reste du roman qui s’y déroule.

 

Enfin des "multivers" se présentent en nombre infini, à l’image de "possibles" très librement inspirés de la physique quantique, qu’on explore avec les héros : c’est le cas chez Michael Moorcock, dans ses cycles enchevêtrés des Champions éternels dont Elric le Nécromancien est le plus fameux (à partir de 1961), dans la trilogie À la croisée des mondes de Philip Pullman (1995-2000), ou dans Les Magiciens de Lev Grossman (à partir de 2009). Parfois, une réalité centrale les maintient en cohérence, qu’il va s’agir de préserver : chez Stephen King, c’est la "Tour Sombre" qui donne son titre au cycle (huit romans à partir de 1982), dans Les Princes d’Ambre de Roger Zelazny (à partir de 1970), c’est le monde d’Ambre, dont les autres mondes sont les Ombres.

Dispositif de l’échiquier : Jumanji, écrit et illustré par Chris Van Allsburg (1981) Éditions Houghton Mifflin Company Boston

Des points d’accès physiques

Nombreux sont les passages vers les autres mondes qu’ont pu imaginer les créateurs de fantasy, le plus emblématique demeurant sans doute "l’armoire magique" de C.S. Lewis (Le lion, la sorcière blanche et l’armoire magique, 1950). Ce meuble d’apparence anodine ouvre cependant sur l’ailleurs et emmène les enfants Pevensie jusqu’à l’hiver éternel de Narnia. Dans les volumes suivants de son cycle, Lewis va multiplier les points d’entrée : tableau de marine dans L’Odyssée du passeur d’aurore, quai de métro dans Le Prince Caspian, surface d’eau dans Le Neveu du magicien… – et accident de train mortel enfin dans La dernière bataille.

 

S’il est des passages physiques – trous (comme le terrier d’Alice, 1865), portes (dans Stardust, de Neil Gaiman, 2001) ou fenêtres (comme dans La Tour des Anges, de Philip Pullman, 1997), accès secrets (les passages vers le monde des sorciers dissimulés au sein du nôtre, comme l’iconique quai 9¾ à King’s Cross dans Harry Potter, à partir de 1997, ou vers celui des Cités obscures dans la série de bandes dessinées de Schuiten et Peeters, à partir de 1983) – , certains objets magiques offrent également des accès privilégiés. Il peut s'agir de miroirs (pour Lewis Carroll dans le deuxième volume des aventures d’Alice, De l’autre côté du miroir, 1871, ou Cornelia Funke dans Reckless, cycle inspiré des contes de Grimm, à partir de 2010), ou de cartes de tarot (dans La Tour Sombre ou Les Princes d’Ambre). Bien entendu les livres (dans L’Histoire sans fin, dans le jeu vidéo Myst¸1993) fonctionnent de manière privilégiée comme de telles interfaces de transports.

L'armoire magique, Le Lion et la Sorcière blanche, de C.S. Lewis, illustré par Romain Simon (1952) Éditions Hachette
Through the looking-glass, and what Alice found there (De l'autre côté du miroir), de Lewis Carroll, illustré par John Tenniel (1899) Library of Congress

Un basculement par la magie

L’action d’un pouvoir magique peut emporter ailleurs, qu’on soit victime de sorts, comme souvent Elric dans le cycle éponyme de Michael Moorcock, qu’on profite d’une intervention merveilleuse comme les étudiants canadiens emmenés vers Fionavar dans la trilogie de Guy Gavriel Kay La Tapisserie de Fionavar (1984-1986) ou qu’on active un don encore inconnu, comme Camille/Ewilan qui découvre le "pas sur le côté" ou "grand pas" (une sorte de téléportation), alors qu’elle manque de se faire renverser par un camion, au début de ses aventures chez Pierre Bottero (La Quête d’Ewilan, 2003).

 

Enfin, le basculement peut être progressif et nous fait découvrir un monde de féerie tout proche du nôtre.  Ainsi les chevaliers arthuriens passaient dans l’autre monde en pourchassant des créatures enchantées jusqu’au cœur de la forêt. À la faveur d’un déménagement ou d’un voyage, dans Mon voisin Totoro et Le Voyage de Chihiro d’Hayao Miyazaki (1988, 2001), La Forêt des Mythagos (Robert Holdstock, à partir de 1984) ou Fablehaven de Brandon Mull (à partir de 2006), les héros entrent eux aussi en contact avec des esprits de la nature jusqu’alors dissimulés. Un seul contact avec la féerie et une existence banale est à jamais bouleversée, dans Smith de Grand Wootton de J.R.R. Tolkien (1967), Thomas le Rimeur d’Ellen Kushner (1990), ou Stardust de Neil Gaiman (1999).

 

Images de notre désir d’évasion, les autres mondes de fantasy en montrent aussi les limites : à la fin, comme dans À la croisée des mondes de Philip Pullman, il faut "fermer les fenêtres" au prix de la perte de l’amour, et d’une intense nostalgie.

"Pendant qu'il traversait les sombres forêts, il vit lui-même trois esprits",
Les Idylles du roi (4. Genièvre) d'Alfred Tennyson, illustré par Gustave Doré (1868) Bibliothèque nationale de France